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Revue d'Histoire Ecclésiastique
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UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAÏN
REVUE D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
fondée en 1900 par
A. CAUCHIE et P. LADEUZE et publiée sous la direction de
A. DE MEYER, R. KOERPERICH, J. LEBON CH. TERLINDEN, É. TOBAC et L. VAN DER ESSEN
Tome XXI
Ï. — ARTICLES, COMPTES RENDUS ET CHRONIQUE
| LOU VAIN : BUREAUX DE LA REVUE
40, RUE DE NAYUR, 40
Tous droits de reproduction et de traduclion réservés.
Louvain. — Imprimerie PrE=RRe SMEESTERS, rue Ste-Barbe, 18.
1925
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FEB . : ;495
Publication trimestriel] PURMAGDICAL ROOM EE —< | GRRAL LIBRARY UNTY. OP
| RO, VINGT-SIXIÈME ANNÉE. — T. XXI, F. 1. JANVIER 4995
UNIVERSITÉ CATHOLIQUE DE LOUVAIN
REVUE D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE
fondée en 1900 par A. CAUCHIE et P. LADEUZE
et publiée sous la direction de
À. DE MEYER, R. KOERPERICH, J. LEBON CH. TERLINDEN, É. TOBAC et L. VAN DER ESSEN
SOMMAIRE : P. Batiffol. Les recours à Rome en Orient avant le concile de Chalcédoine .
P.G. Théry, O0. P. Le texte ol de a aduction du Pseudo- Denis par Hilduin {à suivre) .
Paul O'Sheridan. Ce qui reste de la Plus a ancienne Vie de Ruy $- broeck (à suivre) . . . . ; | ;
Notes et Mélanges : P. Guilloux. Saint Augustin savait-il le yrec? . R. Mare, Omnia cadunt ! | Comptes rendus (Voir la {able complète au rot Chronique . . Bibliographie.
Compte chèques-postaux n° 89,421
LOUVAIN BUREAUX DE LA REVUE
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COMPTES RENDUS
A. Dufourcq. Les religions païennes et la religion juive comparées.
6° édit. (J. FLAMION.) . : : 89 À. C. Headlam. The Life and éichiné of 1. <. (J. VND ONE ). ’ 91 J. Exler. The form of the ancieut sreek Letter. (J. FORGET.) - ù 96 R. Harris et À. Mingana. lhe Udes and Psalms of Saiomon. T. RTS
(J. LEBON.) . ‘ À 97 W. Bousset. A bophietets Stud. Z. Géschichte d. ält. Mônchtum. (Ta.
LEFORT.) . / ë 101 W. H. Mackean. Christian Honssieisin in Egypt. (Tu. LEFORT.) . : 104 H. Delehaye. Les saints slylites. (TH. LEFORT.). ; : 108 J. B. Bury. History of the later Roman empire (395-565). (G. CHAUVIN.) ; 108 À. Baumstark. Geschichte der syrischen Lileratur. (R. BRAGTET.) . ; 110 ©. Bardenhewer. Geschichte der altk. Lit. T. FV. (J. LEBON.) . ; ° 112
C. Colbert. The syntax of the De Civilale Dei of St. Augustine. (J. FORGET.) 114 W. Parsons. A Study of the vocabulary and tbeorie of the letters of
St. Augustine. (J. FORGET.) . : : : : : : 114 Hi EibL Augustin und die Patristik. (J. FLAMION. }. 3 , . ù 116 The Cambridye Medieval history. T. II. (B. HEURTÉBIZE. ). . | 117 E. Wellesz. Aufsabe u. Probleme aus dem Gebiete der by zantinischen u.
orientalischen Kirchenmusik. (H. VANDER MUEREN.) . ; 120 B. Heusinger. Servilium regis in der deutschen Kaiserzeit. (E. re . 12 B. Leib. Rome, Kiev et Byzance à la fin du x1e s. (M. VILLER.) . ; : 124
J. Ch. Cox. Enelish Church Fillings, Furniture and Aecessories. (R. MAERE.) 125 F. Deshoulières. Souvisnv et Bourbon l'Archambault. (A. FLICHE.). ë 127 W. Seton. Nicolas Glassberger and his Works. (E. de Moreau). . : 129 B. Altaner. Der hi. Dominikus. (R. MARTIN.) . i * : . à 130
Voir la suite à la troisième page de la couverture.
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Les recours à Rome en Orient AVANT LE CONCILE DE CHALCÉDOINE
L'article que je publie ici, et qui est un excursus à joindre à mon livre Le Siège apostolique, 359-454 (1924), reprend pour la période antérieure au concile de Chalcédoine une étude conduite, voici vingt ans, par le P. Bernardakis jusqu’à Photius (1). Je pense avoir poussé mon enquête peut-être plus à fond et apporter quelques observations nouvelles, mais il conviendra de ne pas négliger le travail plus étendu de l’érudit religieux.
SAINT ATHANASE
Rappelons comment Athanase, dès le début de son épiscopat à Alexandrie, a des difficultés avec les « hérétiques », c’est-à-dire avec les Mélétiens et les Ariens, dont il ne favorise pas le retour à la com- munion de son Église. Ceux-ci se plaignent en haut lieu : il y a trace d’ane lettre de l’empereur Constantin écrivant à Athanase pour le meltre en demeure de recevoir dans l'Église sans tant de conditions ceux qui demandent à y revenir, faute de quoi l’empereur menace de déposer l’évêque et de l’exiler (2). Athanase nous apprend qu'il a répondu à Constantin et il se flatte de s’être justifié auprès de lui (3).
Mais, à l’instigation d'Eusèbe de Nicomédie, l'instance contre Athanase se poursuit auprès de l’empereur, qui reçoit de trois évêques mélétiens une plainte contre Athanase, l’accusant d’avoir voulu imposer aux égyptiens un.tribut de chemises de lin (o+1y2p{ov lv). Athanase assure qu’il fut justifié auprès de Constantin par deux de ses prêtres qui se trouvaient pour lors « là » (à Nicomédie). L'empereur cependant écrivit à Athanase de venir en personne. L'évêque se rendit aussitôt à Nicomédie, On lui découvrit qu'il était accusé d'avoir versé un poids d’or à un personnage de la cour alors en disgrâce, mais naguère très écouté, Philouménos, Athanase n'eut pas de peine à convaincre Constantin de son innocence, et il rentra à Alexandrie nanti d’une lettre du prince qui lui rendait témoignage (4).
(1) P. BerNARDAKIS, Les appels au Pape dans l'Église grecque jusqu'à Photius, dans les Échos d'Orient, 1903, t. VI, p. 30, 118, 249. Je compte étudier l'affaire de Bassianos d'Éphèse, ibid., no de nov.-déc. 1924.
(2) ATHANAS., Apolog. c. Arian., 59.
(3) Jbid., 60.
(4) Jbid., 59-62. P. B., La paix constantinienne (1914), p. 374-376.
6 P. BATIFFOL.
Constantin, on le voit, s’estimait l’arbitre de la paix dans l’Église, sans s’arroger le droit d'intervenir dans les questions de foi : il reçoit des accusations contre Athanuse, mais des accusations qui n’intéressent que l’ordre public.
Constantin est malheureusement exposé à trop souvent intervenir. En 534, il accueille une nouvelle plainte contre Athanase, accusé par les Mélétiens d’avoir fait assassiner l'évêque mélétien d’Ypsélé, Arsène, disparu depuis cinq ou six ans. Constantin fait ouvrir une instruction par son frère Dalmalius, qui réside à Antioche, et Dal- matius notifie à Athanase qu’il a à se disculper. Athanase écrit à Constantin qu’Arsène est vivant et qu’on l'a retrouvé. L'empereur clot l'instruction par une lettre qui est la confusion des calumnia- teurs et de la faction d'Eusèbe (1).
L'année suivante, 353, cette mème faction, qui est devenue toute puissante, obtient le concile de Tyr, qui libérera Constantin de toute sollicitude en réglant enfin les difficultés qui renaissent sans cesse à Alexandrie depuis qu’Athanase y est évêque. Athanase comparaîit devant le concile et n’a pas de peine à se rendre compte quil ne peut en attendre aucune justice. Mais le concile est réuni d'ordre de l'empereur, qui y est représenté par le comte Flavius Dionysius. Les évêques égyptiens, qu’Athanase a amenés et que le concile a refusé de recevoir, protestent entre les mains du comte : ils décla- rent, devant les dénis de justice du concile, vouloir que leur cause soit réservée à l'empereur, ils en appellent à la religion du prince (2).
Athanase lui-même n'attend pas que le concile l'ait condamné, il quitte Tyr et arrive à Constantinople, pour saisir l'empereur de sa cause. Sans s'inquiéter de son départ, le concile condamne Athanase, le dépose, lui interdit le séjour d'Alexandrie, puis il adresse une relation de ses actes à l’empereur et une synodale à tous les évèques de « partout », les informant de la sentence et leur demandant de rompre toute communion avec le condamné (3). Cependant, Constan- tin à Constantinople accueille Athanase, et répond à sa requête en ordonnant aux évèques assemblés encore à Tyr de venir aussitôt ad comitatum pour y justilier leur sentence devant lui (4).
Les soixante évêques estimérent suffisant de déléguer à Constan-
(1) ATHANAS., ibid., 65.
(2) Zbid., 70.
(3) Nous n'avons pas cette lettre adressée Toi: TayT2yñ ETITAOTOU, sinon dans l’abrégé qu’en donne Sozomène (II, 25). On peut conjecturer que cette lettre fut envoyée à Rome.
(4) Cette fois nous avons la Icttre impériale, produite par Athanase. (Op. cit., 66.) |
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LES RECOURS A ROME EN ORIENT. 7
tinople cinq d’entre eux conduits par Eusèbe de Nicomédie. Ils se . turent de leurs griefs et se contentèrent d’accuser l’évêque d’Alexan- drie d’avoir eu dessein d’arrèter les envois de blé qu’Alexandrie dirigeait sur Constantinople, C'était une accusation d'ordre public dont l’empereur se considérait comme le juge : il prononça incon- tinent contre Athanase une sentence de relégation, et Athanase fut expédié à Trèves (1).
Mgr Duchesne a écrit : « Athanase, déposé par le concile de Tyr, ne parait pas avoir eu l’idée qu’un appel à Rome pourrait rétablir ses affaires » (2). Il est certain qu’Athanase à Tyr s'embarque, non pas pour Rome, mais pour Constantinople. Cette détermination s'explique par le fait que, à pareille date, il n’y avait pas d'exemple connu d’un recours porté à Rome par un évêque d'Orient condamné par un concile d'Orient. Dans le cas présent, Athanase a comparu devant Le concile de Tyr sur l’ordre de Constantin, ce concile même a été convoqué par Constantin et il est présidé par un commissaire impérial : Athaaase doit recourir à Constantin contre la partialité du concile, et c’est ce qu’il fait. De son côté, Constantin ne sanctionne pas la sentence de déposition prononcée contre Athanase par le concile, puisqu'Athanase reste pour Alexandrie seul évêque (3). Constantin se fait l'arbitre du cas : il exile Athanase à Trèves pour que l’ordre règne à Alexandrie, se réservant de rendre l’exilé à son Église quand l'heure favorable sera venue.
On a contesté cette pensée secrète de Constantin. Il semble bien qu'Athanase se soit conduit comme s’il la connaissait, et dans ces conditions il n’avait rien à demander à Rome.
* x
Après la mort de Constantin, et avec l’agrément tant de Constan- ia II que de Constance Il, Athanase rentra à Alexandrie (23 no- vembre 337).
Les intrigues des Eusébiens pour l'en évincer reprirent alors. Sur la fin de 337, ou au début de 338, il y eut une réunion à Antioche de l'état major eusébien, où le dessein se forma de faire reconnaître
(1) Jbid., 87.
(2) Hist. anc., t. II, p. 660.
(3) C’est ce qui ressort de la lettre de Cat I (17 juin 337) rendant aux Alexandrins « leur évêque ». Paix constantinienne, p. 405. Constance I, de qui relève l'Orient, n’en juge pas autrement que son frère. Jbid, Le pape Jules dira dans sa lettre aux Eusébiens qu'on n’a pas osé donner de succes- seur à Athanase au temps de sa relégation en Gaule, et que l’exilé à son Fetour trouva son Église sans évêque et qui l'attendait. Apol. c. Arian., 29.
8 P. BATIFFOL.
comme évêque d'Alexandrie un certain Pistos, arien de la première heure au temps où il était prêtre d’une des églises d'Alexandrie et où il avait été condamné et déposé en même temps que son collègue Arius par Alexandre et son concile d'Alexandrie. 11 avait été depuis révoncilié, et même, du temps qu'Athanase était à Trèves, il avait été ordonné évêque de la Maréote par un autre arien de la première heure, Secundus de Ptolémaïs. Les Eusébiens envoyèrent à Rome une délégation solliciter des lettres de communion pour Pistos (1).
On avait besoin pour cet intrus de la communion de Rome. Le pape Jules, dans la lettre qu'il adressera aux Eusébiens au nom du concile de Rome de 340, nous donne des détails circonstanciés. Les Eusé- biens ont envoyé à Rome avec des lettres un prètre, Macaire, et deux diacres, Martyrios et Hésychios. Maïs Athanase aussi a envoyé à Rome des prètres et des diacres, Le pape Jules mit les deux parties en présence : tout ce qu'articulaient les délégués eusébiens était point par point réfuté par les délégués d’Athanase. Alors les délégués eusébiens demandéèrent à l’évêque de Rome un condle et d'écrire tant à Athanase qu'aux Eusébiens, pour qu'ils s’y présentassent et que, en présence de tous, un juste jugement püt être prononcé (2). Tel est le témoignage formel du pape Jules.
Athanase n’est pas moins formel. « [es Eusébiens, dit-il, écrivirent à Jules, et, espérant nous effrayer, demandèrent à Jules de réunir un concile, et d'être lui-même leur juge, s’il voulait » (3).
Ainsi, dans ce conflit d’Antioche et d'Alexandrie, — et à Antioche il y a Eusébe (de Nicomédic) et tout l’épiscopat antinicéen, comme aussi bien il y a l’empereur Constance J{, — les Eusébiens s’adres- sent à l'évêque de Rome, mettent sous ses yeux les actes et les dossiers du concile de Tyr (4), veulent qu’il excommunie avec eux Athanase et en désespoir de cause lui demandent un concile, lui demandent d’être leur juge. On fait obscrver que ce sont les trois délégués d’Eusèbe qui proposent le concile, que leur chef, le prêtre Macaire, s’est enfui seul, laissant à leurs responsabilités les deux diacres Martyrios et Hésychios, et que sans doute le politique Eusèbe (de Nicoméèdie) n'aurait pas commis l’imprudence de demander un concile, voire le pape, pour reviser le concile de Tyr (5). Il reste qu’Eusébe s’est adressé à l’évèque de Rome.
(x) Paix constantinienne, p.407. G. BaARDY, Saint Athanase (1914), p. 58-59. (2) Apol. c. Arian., 22.
(3) Zbid., 20.
(4) Zbid., 27.
(5) Barpy, p. 62-63.
LES RECOURS A ROME EN ORIENT. 9
Le pape Jules écrivit aussitôt aux Eusébicns et à Athanase qu’il
les convoquait à son concile (1). * x Li
Antioche est à cette date la résidence de Constance IT et le quartier . général d’Eusèbe et de sa faction, les Eusébiens, décus du côté de Rome, vont chercher à se passer de Rome. Qu'at-on besoin d’un nouveau concile pour éclairer la situation ? Athanase n'a-t-1l pas été déposé par le concile de Tyr ? On n’a qu'a lui donner un successeur, quitte à abandonner le peu défendable Pistos. Constance I est si bien de connivence avec les Eusébiens, que c’est le préfet d'Égypte qui recoit mission d'installer à Alexandrie le nouvel évêque ordonné a Antioche (2), Grégoire de Cappadoce. Il y procède, en expulsant d'abord Athanase, le 43 mars 559, et quatre jours après l'intrus fait son entrée (3). Athanasc protcste par une encyclique véhémente adressée à tous les évêques.
I y a trace ici d’une démarche tentée à Rome par l’intrus Grégoire. Le pape Jules, dans sa lettre aux Eusébiens, parle des ariens notoires condamnés par le concile de Nicée, rejetés de la communion par tout l'univers dans toute l'Église, et que l’on apprend avec scandale qu’ils ont été réintégrés par les Eusébiens (4). Le pape Jules fait allusion à des faits qui se sont passés notamment à Alexandrie. « Car, dit-il, un certain Karponès, chassé par Alexandre (évêque d'Alexandrie) à cause de l'hérésie d’Arius, avec quelques autres, qui avaient été chassés à cause de la même hérésie, sont venus ici (à Rome) envoyés par un certain Grégoire » (5). Ce Grégoire ne peut être que lintrus de 559 : il a dû vouloir solliciter la com- munion de l’évêque de Rome, et lui a adressé une délégation com- posé d'ecclésiastiques de son bord. Il n'en est parlé que dans ce
1} L'invitation au concile est antérieure au coup d'éclat par lequel Iles Eusébiens vont imposer Grégoire de Cappadoce à Alexandrie. Ce point est bien marqué par le pape Jules (Apolog. c. Arian , p. 3).
(2) À Antioche. « à trente-six relais » d’Alcxandrie, piéciscra le pape Jules. Apolg. €. Arian., 29. Il insistera, ibid , 30.
(3) Paix constantinienne, p. 414-418. BarRbY, p. 64-67.
(4) Apolog. c. Arian., 23.
(s) bid., 24. EriPHAN., Haer. LxIx, 2, fait de Karponès le prêtre d’une des églises d'Alexandrie, comme Arius (qui était prêtre de l’église de Baukalis). Ibid, 7-8, il produit le texte de la lettre d’apologic adressée à Alexandre par les ecclésiastiques qu’il a condamnés, et cette lettre porte leurs signatures, six prétres (dont Arius et Karponès), dix diacres, trois évêques. Pistos est un de ces trois évêques, mais il n'y a pas apparence qu'il fut évêque déjà du temps où cette lettre s'écrivait.
10 P,. BATIFFOL,
texte de la lettre du pape : on peut présumer que Karponès et sa clique furent éconduits.
* 4 *
Les violences commises à Alexandrie, en mars 339, ne découra- gèrent pas le pape Jules. Jules avait écrit à Athanase pour l'inviter à venir à Rome : Athanase ne vint pas « lui-même, mais appelé », assurera le pape (1). Jules avait écrit aux Eusébiens, auxquels il fit porter sa lettre par deux prêtres romains, Elpidius et Philoxène, lettre qu’il qualifiera lui-méme de pleine « d'affection et de sincé- rité » et « exhortant à venir ceux qui avaient écrit » (2).
C’est à un concile que Rome les invite, à un concile qui pronon- cera un jugement ecclésiastique, Athanase l'entend bien ainsi (3). Mais maintenant les Eusébiens ne peuvent que se dérober. Ils cherchent à gagner du temps, et finalement, en janvier 540 (je me tiens à la chronologie de M. Gwatkin), répondent au pape Jules par un refus, Le résumé que Sozomène donne de leur lettre, nous révèle qu'ils confessaient un grand respect pour l'Église des Romains à titre de domicile des apôtres et « parce qu’elle avait été depuis l'origine la métropole de la religion », encore que les docteurs de la foi lui fussent venus de l'Orient. Les évèques orientaux n'acceptaient pas pour autant de lui ètre suburdonnés (7 Jsursusis sécau), parce que les Églises ne se mesurent pas à la grandeur des cités. Ils ne pardonnaient pas à Jules d’avoir maintenu Athanase dans sa com- munion, au mépris du concile de Tyr qui l'avait condamné : ils dénoncaient cette attitude comme une violation de la loi ecclésias- tique. Ils menacaient de rompre la communion avec l'évèque de Rome, s'il ne reconnaissait pas la déposition des évêques qu'ils avaient déposés et la légitimité des successeurs qu'ils leur avaient donnés : ainsi en avaicnt agi les évéques d'autrefois, tant dans le cas de Novatien, que dans le cas de Paul de Samosate (4).
Cette lettre était grave. Elle visait droit l’évêque de Rome : pas de subordination de l'Orient envers Rome, si grande que fut Rome conune cité, si grande comme vieille métropole de la religion et domicile des apôtres, La prétention de l'évêque de Rome était con-
(x) Apolog. c. Arian., 29. Là même, Jules assure qu'Athanase a attendu un an et dix mois la venue des Eusébiens, ses accusateurs. S'il est arrivé à Rome au cours du second trimestre 339, cela recule le concile de Rome à l'automne de 340.
(2) Zbid., 21.
(3) Hist. Arian., x1.
(4) Sozom., H. E., 111, 8. Paix constantinienne, p. 419-420.
LES RECOURS À ROME EN ORIENT. 11
traire à la loi ecclésiastique. Les conciles d'Orient dans les causes d'Orient portaient des sentences que l'Occident n'avait qu'à sous- crire, loin de pouvoir les reviser : on n’accordait à l'Occident que la réciproque. Je m'étonne que nos gallicans d'autrefois n'aient pas témoigné plus d'estime pour la doctrine de cette lettre, qui est si conforme à leurs maximes les plus chères. Sans doute n'étaient-ils pas tentés de se mettre sous le patronage d’Eus“be (de Nicomédie).
Le pape Jules passa outre à ces remontrances, et il tint un concile, où se trouvèrent plus de cinquante évèques, dans le tétulus dont était prètre Vital, l’un des deux prêtres romains jadis lézats du pape Silvestre au concile de Nicée. Ce concile, automne de 340, était un simple concile de Rome. Mais à ce concile pril part Athanase, qui évidemment estimait le concile de Rome compétent dans sa cause, meme après la carence des Orientaux. Athanase répudiait donc la doctrine des Eusébiens qui contestaient cette compétence.
Avec Athanase, d'autres évèques d'Orient victimes de la faction eusébienne étaient venus à Rome, des évêques de Thrace, de Coelésyrie, de Phénicie, de Palestine, et Marcel, évêque d’Ancyre, des prètres aussi (1). Eux aussi avaient foi dans la compétence de Rome.
Le concile de Rome accorda sa communion à tous ces réfugiés : il proclamait par là qu'il rejetait les sentences qui en Orient les avaient frappés. Î remit au pape Jules le soin de répondre à la lettre que les Eusébiens lui avaient écrite et qui avait été lue au concile. Nous avons cette réponse du pape Jules adressée à Dianios (de Césarée de Cappadoce), à Flaccillos (d’Antiochc), à Eusèbe (de Con- Slantinople, ci-devant de Nicomédie), à Maris (de Chalcédoine), à Macedonios (de Mopsueste), à Théodore (d'Héraclée), et à ceux qui avec eux « nous ont écrit d’Antioche », tout l’état major eusébien.
Nous retiendrons de cette lettre les traits seulement qui reviennent a notre sujet. Le pape rappelle qu'il a invité au concile les évèques qui lui avaient écrit, afin que tout püt ètre relressé par une prompte solution (2). Le pape s'était promis de porter une sentence sur une cause jugée ou soi disant telle (5). Pareille revision n'était pas inouie, le concile de Nicée ayant évoqué une cause jugée déjà (celle d'Arius), et l'ayant confirmée du reste : la mission envoyée à Rome
(1) Nous le savons par la lettre du pape Jules aux Eusébiens. Apolog. c. Arian., 33.
(2) Apolog. c. Arian., 20 : ruorpéhxmiar roës yos hautes lens, x rivrax Birroy Lisuw DaGiyra docwryzx dur. (3) Jbid., 22 : :q' OÙ TERANAATL HAL, M3 AUTO LE YOUTL, EL UAAGU, C0 TYIVXAT GO EÙ TO ÉTÉOUY EST HEUTO Ÿ 20'TLS.
12 P. BATIFFOL.
par les Eusébiens, et conduite par le prêtre Macaire, nous avait demandé de convoquer un concile, où nous inviterions l’évêque d'Alexandrie et le parti d'Eusèbe, « afin que tous étant présents un juste jugement püt être prononcé » (4),
« L'autorité de tout concile est intangible, et l'on fait injure au juge si son jugement est revisé par d’autres ». C’est un des arguments des Eusébiens. Le pape Jules leur insinue qu'ils n’ont guère appliqué ce principe aux sentences du concile de Nicce ! On voudrait une réponse plus juridique, une affirmation du droit de recours de tout concile à Rome : le pape Jules n'esquissera cette affirmation que sur la fin de sa lettre. De mème, il rappelle aux Eusébicens que dans leur lettre ils ont énoncé que « la dignité des évêques est la même (par- tout) et ne se mesure pas à la grandeur des cités » (2). C'était une déclaration singulitrement importante, On regrette que le pape se contente d'insinuer aux évèques eusébiens qu’ils seraient d’accord avec eux-mêmes s'ils voulaient bien ne pas échanger un siège pour un autre plus considérable !
Cependant, la lettre du pape Jules est pénétrée d'un sentiment tout romain du droit et aussi du droit de son siège, « Dès là, dit-il, que nous avions écrit qu’un concile devait se tenir, il ne fallait pas que quelques-uns devaneassent le jugement du concile » (5). L’indiction d’un concile à tenir à Rome, indiction émanée du seul évèque de Rome et sans ausune intervention d'aucun empereur, suffisait à suspendre toute action à Antio“he, à Alexandrie, en Orient.
Le concile de Rome s'est donc tenu, en conformité des canons ; il a admis à sa communion « justement et canoniquement » les évêques comme Athanase, comme Marcel d'Aneyre, et les autres plaignants venus d'Orient à Rome. Car, si l’on avait quelque juste grief contre eux, «il fallait les juger selon le canon ecclésiastique et non comme on à fait (en Orient), il fallait nous écrire à nous tous, et qu'ainsi la justice fut rendu par tous... lznorez-vous que lusage était d’abord qu'on nous écrivit et qu'ainsi, d'ici, la justice fut rendue... Ceux qui ne nous ont pas informés, ceux qui ont fait ce qu'ils voulaient, voudraient maintenant que nous approuvions des jugements que nous n'avons pas connus ? Ce ne sont pas les ordonnances que (saint) Paul, les ordonnances que les pères ont laissées... Ce que nous avons reçu du bienheureux apôtre Pierre, cela nous vous Île signifions à vous aussi. Et je ne vous aurais pas écrit ces choses,
. ni Q , , Fr , , * un . (x) lbid. : (x Ent RaoouG Ia TyTuY % Jiaalx 2OIT LS 26:92 y0rvat dun. . Û L L (2) Zbid., 25. (3) Zbid., 30.
LES RECOURS À ROME EN ORIENT. 13
assuré qu'elles sont connues de tous, si ce qui s’est passé ne nous avait confondus » (1).
J1 est remarquable que le pape Jules ne revendique pas ouverte- ment le privilège d’une primauté propre à son siège. Sans doute, il se réclame des institutions de l’apôtre Pierre, mais il ne parle pas de la cathedra Petri. Les Eusébiens lui ont écrit à lui, évêque de Rome, nominativement, la lettre que la mission de Martyrios et de Hésychios lui a portée à Rome. Ils s’étonnent maintenant que Jules leur réponde seul (2). L'occasion serait bonne de relever l’exception- nelle autorité de l’évêque qui préside à l'Église de Rome, mais le pape Jules ne saisit pas l’occasion, il met même quelque insistance à représenter que, s’il a écrit seul, la réponse est de son concile : « L'avis n'est pas de moi seul, mais de tous les évêques d’ftalie et de ces parties ». Car « les évêques sont venus à la date fixée et leur sentiment a été unanime, que je vous notifie par les présentes, en sorte que, très chers, quoique je sois seul à écrire, sachez que le sentiment que j'exprime est celui de tous » (3). M. Gwatkin a dit que « Jules n’avait pas oublié de pousser aussi loin que possible les revendications du siège romain » (4). En réalité, le pape Jules s'applique à se confondre avec l’Occident, il pose en principe qu'il fallait dans des causes comme celle d’Athanase « nous écrire à nous tous », que tel était l'usage, et qu’ainsi la justice était rendue d'ici, autant dire de Rome, parce que, avant cet assentiment de l’Occident et de Rome, une sentence de l'Orient n'était pas délinitive.
En 581, saint Ambroise, en son nom et au nom des évèques de son ressort métropolitain, écrira à l’empereur Théodose pour se plaindre que le siège de Constantinople ait été donné à Nectaire au détriment des droits de Maximne (le Cynique) qu’Ambroise a le tort de croire fondés. 11 conviendrait, poursuit Ambroise, que les deux prétendants soumettent leur compétition au jugement de l'Occident, ssicut el sanclae memoriae Athanasius, et dudum Petrus alexan- drinae Ecclesiae episcopi, et orientalium plerique fecerunt, ut ad Ecclesiae romanae, ltaliae, et lotius occidentis, confugisse rudicium tiderentur », et Ambroise qualifie cette procédure de « ture et more maiorum » (à). Ainsi pour Ambroise le précédent posé par Athanase fait loi, une loi qu'il dit acceptée en Orient, Mais pour Ambroise pareil recours s'adresse à l'Occident en même temps qu’à Rome,
(1) Zbid., 36.
(2) Ibid., 26.
(3) Ibid.
(4) H. M. GWATEIN, The arian controversy (1889), p. 67. (5) Ausros., Epistul., x1u, 4.
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l'Occident n'étant pas d’ailleurs dissociable de Rome. Telle est bien déjà la doctrine du pape Jules.
# # +
Les Eusébiens ne s’inclinèrent pas devant le jugement du concile de Rome. Le concile qu'ils tinrent à Antioche, à l’automne de 341, à l’occasion de la dédicace de la grande basilique, in encaenais, fut un concile de plus de cent évêques, dont le premier geste fut de confirmer à Grégoire de Cappadoce la possession du siège d’Alexan- drie, et de renouveler la condamnation de Marcel d’Ancyre. En même temps, les Eusébiens s’appliquèrent à justifier leur orthodoxie sans consentir à s’astreindre au Vicaenum. La désunion s’aggravait ainsi entre l'Orient et l'Occident. Le pape Jules se tourne vers l’empereur Constant, le sollicitant d'intervenir auprès de Constance II son frère, en vue de rétablir la concorde. On allait obtenir un concile commun aux deux moitiés de l'excuuivr, le concile de Sardique (1).
Ce concile était de la part de Rome une concession, car Rome acceptait que la cause d’Athanase et de Marcel d’Ancyre y fut portée entière, et sans tenir compte du jugement du concile de Rome (2). On sait comment les Orientaux venus à Sardique refusèrent de faire la concession correspondante, et se retirèrent en excommuniant tous ceux qui avaient reçu à leur communion Athanase et Marcel. On voudra bien noter que dans cette excommunication ils donnaient la première place à l’évêque de Rome, « fulium urbis Romae ut prinCipem et ducem malorum, qui primus ianuam communionis sceleralis atque damnatis aperuil, celerisque adilum fecit ad solvenda tura ditina », comme ils dirent dans leur encyclique synodale. Sans doute aussi pensaient-ils au fait de l'évêque de Rome accueillant Athanase, Marcel, et les autres, quand ils déclarent qu'ils prient Dieu « ut Ecclesiue regula sactaque parentum traditio atque iudicia in perpeluum firma solidaque permaneant, nec novis emergentibus secs tradilionibusque perversis… aliquando lurbetur ». Les Eusébiens étaient fidèles à refuser toute revision de sentences conciliaires par eux portces.
Le concile de Sardique ne pouvait que prendre le contre-pied de cette doctrine, il était assemblé précisément pour reviser la condam- nation prononcée en Orient d'Athanase, de Marcel, et des autres. Cette histoire est trop connue pour qu'il faille la détailler. Mais il importe de souligner que le concile de Sardique reconnait à l’évêque
(1) Paix constantinienne, p. 432-433. (2) GWATKIN, p. 71.
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de Rome le droit d’être saisi du recours d’un évêque condamné par ses comprovinciaux : l’évêque de Rome décide que le jugement appelle revision, il désigne des juges qui reviseront : s’il décide qu'il n’y a pas lieu à revision, c’est entendu. Ainsi tout évêque condamné par ses comprovinciaux peut appeler à Rome, appellare et confugere ad beatissimum romanae Ecclesiae emiscopum. Le concile de Sardique énonce cette règle de droit comme une règle universelle, règle qui va à légitimer le pourvoi à Rome de l’évèque d'Alexandrie, de l’évêque d’Ancyre, et des autres orientaux, règle qui semble vouloir s'opposer au canon du concile d’Antioche (de 541) portant que la sentence du concile provincial, si elle est unanime, ne peut être revisée par d’autres évêques, et que, si elle n’est pas unanime, le métropolitain convoquera les évêques de la province voisine pour départager le concile et prononcer définitivement (1). Le concile de Sardique, a écrit Mgr Düchesne, estime nécessaire d’organiser les appels de sentences synodales : il ouvre un recours, l’évêque de Rome recevra l'appelant, « il jugera s’il y a lieu à revision, et, le cas échéant, il en chargera un concile provincial voisin du premier ». Et il est très vrai que cette procédure, si sage fut-elle, ne parait pas avoir été mise en pratique, à peu d’exceptions près ; Rome même ne l’observa point, car, « après comme avant le concile de Sardique, le Saint-Siége se vit déférer des sentences épiscopales et conciliaires », et « on ne voit pas qu'il se soit borné à les approuver ou à les casser, en renvoyant, dans ce dernier cas, le jugement de revision à un tribunal voisin des premiers juges ». On le voit, au contraire, toujours juger l’appel, et cela sans la moindre hésitation sur sa compétence. « 11 se borne à suivre la tradition añlique, qui ne parait pas avoir été, à ses yeux, modifiée par cette législation de circons- tance » promulguée à Sardique (2).
La procédure de Sardique ne s'impose donc pas, mais le principe qu’elle présupposait universel, à savoir que toute cause jugée par un concile provincial peut être portée à Rome, cest un principe auquel Sardique donna une consécration eflicace. Quand, autour de 440, des bistoriens juristes de Constantinople comme Socrates et Sozomène parleront de la loi ecclésiastique qui veut que rien ne soit définitif sans l’assentiment de Rome (5), c'est certainement au
(x) Paix constantinienne, p. 443-446. Sur les relations des canons de Sar- dique (343) et des canons d’Antioche (341), je me suis expliqué dans le Bulletin d'ancienne littérature et d'archéol. chrét., 1924, p. 204-207.
(2) Ducuesxe, Les canons de Sardique, dans Bessarione, 1902, p. 137. Paix constanlinienne, P. 448.
G) P.B., Siège apostolique (1924), p. 411-416.
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concile de Sardique qu’ils penseront, ou, aussi bien, au précédent posé par le recours à Rome de saint Athanase, précédent qui devait prendre un relief exceptionnel.
Les évèques du concile de Sardique étaient présidés par Hosius, qui avait auprès de lui deux prètres de l'Église romaine, Archidamus et Philoxène (le même que le pape Jules avait envoyé naguëre à Antioche), puis des évèques d’ltalie (Milan, Aquilée, Ravenne, Vérone, Capoue...), de Gaule (Trèves, Lyon...), l'évêque de Carthage, l’évêque de Thessalonique... Le sentiment de l'Occident est exprimé par eux tous. En reconnaissant à l'évêque de Rome cette primauté juridique, ils pensent à la dignité apostolique qui lui est propre : « Hosius episcopus dixit : ... Si vobis placet, sanctà Petri apostoli memoriam honoremus... », lisons-nous dans le canon qui consacre le principe du recours à Rome. Pour ces évêques, le siège de Pierre est la tête de leur corps épiscopal, non pas de l’épiscopat de l’Occi- dent, mais de l’épiscopat de l'univers (1).
EUSTATILE DE SÉBASTE (566)
Les tractations conduites par saint Basile avec l'Occident sont loin d'être sans signification pour lhistoire de la primauté romaine en Orient. Basile a travaillé à procurer à l’évêque d’Antioche Mélèce la communion du pape Damase, à réintégrer « l'Orient » qui dépend d’Antioche et de Mélèce dans la communion dont le malheureux schisme d'Antioche l’a fait sortir, Basile sollicite le secours de Rome et que Rome envoie quelques-uns d'Occident, « pour rallier les dissidents, pour refaire l'amitié des Églises de Dieu », pour s’en- quérir de ceux des Orientaux avec qui Rome et l'Occident doivent être en communion (2). C'est un secours que Basile demande à l'Occident, à l’autre moitié de l'azsuuiyn, dont il envie la concorde et l'orthodoxie : il le demande à Rome, à Milan aussi bien, il l'attend ‘« de la cliarité et du bon vouloir de tout l'Occident envers l'Orient » (5).
Le pape Damase ne s'est pas pressé de répondre aux inslances de Basile, parce qu’à Rome on est très prévenu contre les clients de Basile. En 377 cependant, Damase fait tenir une profession de foi aux Oricntaux et la leur présente comme la condition de la commu- nion qu’on veut rétablir. Basile répond en demandant que les Occi- dentaux portent une sentence de condamnation contre « les mauvais
(x) Paix constantinienne, p. 449. (2) Siège apostolique, p. 94-95. (3) Zbid., p. 103.
LES RECOURS A ROME EN ORIENT. 17
bergers » d'Orient, à qui il convient d'enlever leur masque en face de l'Eglise (1). À un moment où, en Orient, Basile ne peut espérer qu'un concile en règle avec la foi nicéenne ait chance de se réunir ct de faire accepter ses sentences, il se tourne vers l'Occident, vers Rame, et demande que soient prononcées [à des sentences qui puissent s'imposer aux Orientaux, tout en estimant que mieux eut valu que les Orientaux siégeassent avec les Occidentaux et que ces sentences fussent élaborées dans un examen commun, Rien d'un appel proprement dit.
Basile n’en acceptait pas moins le principe qu'une sentence de Rome pouvait reviser une sentence prononcée par un concile oriental,
Le concile de Sardique, en 345, a légiféré sur cette procédure, et nous avons dit à ce propos que cette procédure ne fut ensuite qu'exceptionnelleinent observée, mais le principe qu'elle supposait élait précisément qu'une sentence conciliaire, fut-ce d'un concile oriental, pouvait être portée à Rome a fin de revision. Les trois &eques orientaux que nous verrons envoyés par leurs collègues en mission à Rome pour renouer la communion avec Rome, souscrivent avant de quitter Rome une déclaration portant que, si quelqu'un élève dans l'avenir coutre eux ou leurs collègues quelque accusation, il devra, avec des lettres de l’évêque de Rome, se présenter devant les évèques orthodoxes que celui-ci aura désigués, et en leur présence discuter judiciairement (2). La mesure édictée la par le pape Libère ne suppose pas le cas d’une sentence, mais le cas d’une accusation : si une accusation est soulevée contre un de ces évêques orientaux rentrés dans la communion de Rome, on devra la porter à Rome, qui désignera des juges. l'est vraisemblable que la méme procèdnre joue s'il s’agit, non d’une accusation, mais d'une sentence : nous avons an appel proprement dit et tel que le conçoit le concile de Sardique.
Tel est, semble-t-il bien, le cas d’Eustathe de Sébaste.
Eustathe est devenu vers 356 évèque de Sébaste, métropole de l'Arménie Mineure. Il appartieat à la droite arienne, il est avec Basile d’Ancyre un des inspirateurs du parti homéousien. Il est en lutte ouverte avec le parti homéen qui, à pareille date, conquiert avec Ja faveur de Constance IE la toute puissance. On n’est donc pas
(1) Ibid , p. 104. :
{21 Cette déclaration est rapportée par Socrates, IL. E ,1v, 12. Siéze aposto. ligue, p. 10. TILLEMONT, t. VI, p. 542, la dénature, ca l'assimilant à celle d'Ursace et de Valens, s’engageant entre les mains du pape Jules à ne plus se méler de la cause d'Athanase « citra conscientiam » de l'éÉvéque de Rome, Hanouin., Concil., t. I, p. 601.
REVUB D'HISTOIRE BCCLÉSIASTIQUE, XXI. a
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surpris de voir Eustathe déposé de l’épiscopat, en 357 ou 358, pat un concile tenu à Mélitène. En 568, au lendemain du concile de Séleucie, Eudoxe, devenu évèque de Constantinople, y tient un concile, fait confirmer la dépusition d’Eustathe et le fait exiler en Dardanie,
Eustathe ne fut pas le seul évêque déposé par ce concile homéen de Constantinople. Avec lui furent déposés Basile d’Ancyre, Eleusios de Cyzique, Eortasios de Sardes, Silvain de Tarse, Sophronios de Pompeiopolis, Néon de Séleucie, Elpidios de Satales, Cyrille de Jérusalem (4). L'occasion eut été belle d'appeler de ce concile à Rome : ils n’en firent rien, du moins n'en savons nous rien, « Ils écrivirent à toutes leurs Eglises, dit Tillemont, des lettres contre Eudoxe et contre tous ceux de son parti, les conjurant de fuir leur communion comme la peste des âmes, et proteslant que pour eux ils ne pouvaient acquiescer à leur déposition... Mais quelque protesta- tion qu'ils pussent faire, ils demeurérent accablés par leurs ennemis jusqu’au règne de Julien » (2).
Le règne de Julien ramena tous les exilés. En 564 (ou 365), Eustathe assiste au concile homéousien de Lampsaque, qui députe à Rome trois de ses membres pour renouer la communion avec Rome et l'Occident : les trois délégués sont Eustathe de Sébaste, Silvain de Tarse, Théophile de Castabala. Le pape Libère les accueille avec circonspection, maïs, ayant obtenu d'eux une profession de foi nicéenne en bonne et due forme, il les recoit à sa communion (5).
Saint Basile parle de ce voyage d’Eustathe à Rome, dans une lettre qu’il adresse à Rome au nom des Orientaux ses collègues, en 31717. « Ainsi déposé de l'épiscopat (en 360), sous prétexte qu'il avait été déposé déjà à Mélitène, il trouva pour se faire rétablir celle voie, (qui consistait) à vous venir trouver, Qu'est ce qui lui fut proposé par le bienheureux évêque Libère, et à quoi consentit- il ? Nous l'ignorons. Nous savons seulement qu'il apporta une lettre qui le rétablissait, et qu'elle fut montrée au concile de Tyanes (en Sü1), qui le rétablit sur son siège » (4). Eustathe donc a été déposé (roro in), il cherche à Rome son rétablissement (2724720- rasus), il rapporte une lettre qui le rétablit (2724257072) are), et le concile de Tyanes le rétablit en effet (2752x7605n 7m Ton), Quelques mots de ce texte font difficulté : Basile n’ignore pas, quoi qu'il dise, qu'Eustathe a eu à signer entre la main de Libère une
(1) TILLEMONT, t. VI, p. 492-494. (2) /bid,
(3) Siège apostolique, p. g-11.
(4) BasiL., Epistul,, CCLXI, 3,
LES RECOURS A ROME EN ORIENT. 19
profession de foi nicéenne, et que cette profession de foi « apportée de Rome a été présentée au concile de Tyanes » (1). Est-ce donc simplement sur le vu de cette profession de foi que le concile de Tvanes a rétabli Eustathe ? Basile dit nettement qu'Eustathe a rap- porté de Rome une lettre qui le rétabliseait : sruTrczry excuugiy ar549 17: %52y avr. Mais ici une autre difficulté se pose : Eustathe avait-il donc encore çn 366 à être rétabli ? Lui qui avait pris part au concile de Lampsaque, lui qui avait été délégué à Rome par ses cllègues, était-il moins rétabli que Silvain de Tarse? On a toujours a prendre garde à la rhétorique de Basile, laquelle s'aggrave ici du procès qu'il fait à Eusthate.
Une leçon cependant se dégage de ce texte. Pour Basile, il n'est pas douteux qu’Eustathe est allé solliciter à Rome son rétablissement et qu’il a rapporté de Rome une lettre qui le rétablissait. D'autres se sont passés d'un semblable recours, assurément; mais Basile ne dénonce pas la démarche d'Eustathe comme irrégulière, ni la déci- sion de Rome comme invalide.
Ainsi conçue, la démarche d'Eusthate n'était pas unique. Basile ne puuvail ignorer, en cffet, que, en 375, ordonné évèque par Apollinaire de Laodicée pour la communauté apollinariste d’Antioche, Vital était venu à Rome pour solliciter des lettres de communion de Damase, et que, avant Vital, l’évèque apollinariste de Béryte, Timo- thée, avait fait de même (2). Il est vrai aussi que, en 577, Basile et ses collègues écrivent à Rome pour faire condamner Apollinaire, Vital et Timothée, et que le concile de Rome les condamne, en effet, condamnation qui théoriquement entrainait leur déposition (5). Basile, on le voit, ne contestait pas la compétence de Rome à cor- danner trois évêques orientaux.
PIERRE D'ALEXANDRIE (375-575)
Saint Athanase, qui est mort le 2 mai 575, a reçu pour successeur le prètre Pierre, qu'il avait lui-même désigné. Sur le champ, l'évéque arien d’Antioche Euzoios accourt à Alexandrie, et, avec l’aide des autorités impériales, se saisit des églises, jette l'évêque Pierre en prison, et intronise en sa place l’aricn Lucius. Pierre avait dès la
(1) BasiL., Epistul., CCXLIV, 5.
(2) CAVALLERA, Schisme d'Antivche (1995), p. 158 et 163.
(3) Siége apostolique, p. 106-103. Voyez la lettre de Jean d'Antioche à Rufus de l'hessaionique, en 431, mentionnant la déposition par Damasce d'Appoli- naire, de Vital et de Timothée. HarDUIN., Concil., t. I, p. 1576. Nous savons d'ailleurs que les trois évêques condamnés prétendirent se maintenir sur leurs sièges. — G. Voisin, L'Apollinarisme (1901), p. 93-94.
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première henre annoncé son ordination au pape Damase, qui lui avait répondu par les lettres habituelles de communion : le diacre envoyé par Damase pour Îles porter fut jeté en prison en même temps que Pierre.
L’évêque emprisonné adresse une encyclique à toutes les Églises, dans laquelle il dénonce les violences commises par Euzoios et par les magistrats à ses ordres. Lucius n'en reste pas moins le mâitre de PEglise d'Alexandrie, couvert par la toute puissante protection de l’empereur Valens. Pierre peut cependant s'échapper de prison : il s’embarque, et, comme jadis saint Athanase, il se réfugie à Rome (1).
Mais que pouvait le pape Damase contre la faction arienne qui avait Valens pour elle? Toute communion était rompue entre ces évêques et Rome. On ne pouvait qu'attendre des temps plus favo- rables. C'est ce que fit l'évéque Pierre, jusqu’en 378. « Il revint alors, écrira Socrales, avec une lettre de Damase évêque de Rome, qui confirmait la foi du consubstantiel et l'élection de Pierre : le peuple (d'Alexandrie) reprit courage, chassa Lucius, et rétablit Pierre, pendant que Lucius gagnait par mer Constantinople (2). »
Le fait que l'évêque Pierre, chassé d'Alexandrie par la faction arienne, s’est réfugié à Rome, ne constitue pas un appel. Ce fait toutefois a son importance, parce que ce n’est pas la première fois qu'un évêque d'Alexandrie cherche un refuge à Rome, et ce ne sera pas la dernière. Rome s'honorera d'avoir été une cité de refuge pour de si grands évêques persécutés.
FLAVIEN D'ANTIOCHE (582-595)
L'ordination de Flavien au siège d'Antioche, en 581, à la suite du concile de Constantinople, est un échec pour Rome qui soutient Paulin persévéramment dans linterminable schisme d’Antioche. Damase et Ambroise protestent contre lPordination de Flavien et proposent de soumettre au concile de Rome le différend entre Flavien et Paulin, On se rappelle que, quelques mois auparavant, Ambroise avait parlé d’évoquer devant Rome et l'Occident la compétition de Nectaire et de Maxime (le Cynique), compétition inexistante d'ail- leurs, Le concile de Rome, qui voulait se prononcer sur la compéti- tion de Paulin et de Flavien, se tient en effet à l’automne de 582. Les Orientaux ont refusé d'y paraitre. Mais Paulin est venu, accom-
(1) Siège Fe p. 85-806, (2) Zbid,
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pagné de saint Epiphane qui ne le soutient que trop, et le concile confirme à Paulin l'évêché d'Antioche, à l'exclusion de Flavien (1).
Ce n’est pas proprement un appel, parce que nous ne voyons pas que Paulin ait été convoqué à Rome. Le concile de Rome cependant instruit sa cause, comme il ferait d’un appel, et en définitive il lui donne raison et rejette l’ordination de Flavien. La décision du concile de Rome est tenue pour nulle par les Orientaux qui sou- tiennent Flavien, et le schisme continue.
Ce schisme d’Antioche n’aura pas cessé d'être une suite d'échecs pour l’action de Rome en Orient. Il ne finira pas cependant sans elle. {l sera liquidé en 393 par le concile qui se tiendra à Césarée de Palestine. Nous apprenons là que le pape Sirice à fait examiner la cause de Flavien au concile qu’il a réuni à Capoue, et que le concile de Césarée, «acceptant avec joie la doctrine exacte de l'évêque Sirice au sujet des canons ecclésiastiques, s'est conformé à sa lettre et a déclaré qu'il fallait ratifier tout cela », c’est à-dire reconnaître Flavien pour seul et légitime évêque d’Antioche (2).
Le pape Sirice, peut-on conjecturer, a été saisi de la compétition à Antioche de Flavien et de l’évêque donné pour successeur à Paulin, mort en 588, Evagrius. Le pape Sirice n'a pas jugé l'affaire au fond, soit à Rome, soit au concile de Capoue : il l’a remise au concile de Césaréc. Si les choses se sont passées ainsi, le pape Sirice aura appliqué au cas de Flavien la procédure recommandée par le concile de Sardique : l’évêque de Rome prononce s'il y a lieu à revision, el renvoie Ja revision à un concile qu'il désigne. Nous voudrions savoir par qui Rome a été saisie de la compétition de Flavien et d'Evagrius, mais de cela nous ignorons tout,
ISAIE (395)
Le concile de Capoue (591-592), dont il vient d'être parlé, a instruit une autre affaire d'Orient, celle d’un certain {saïe, dont l'ordination était irrégulière. Le document qui nous l'apprend porte que « Sirice, alors évêque de Rome, après l'examen de la cause à Capoue, jugea utile de confier le soin de faire une enquête plus précise sur le mème sujet, aux Orientaux » (5). Nous ignorons ici encore par qui Rome a été saisie,
(1) Siege apostolique, p. 278. CAVALLERA, Pp. 261.
(2) Siège ap., p. 279-280. CAVALLERA, p. 286. Ce concile de Césarée de Pales- tine a été révélé par une icttre de Sévère, évêque d'Antioche au vie siècle, publiée par Brooks en 1903.
(3) CAVALLERA, p. 285. Toujours d’après Sévère d’Antioche.
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BAGADIOS ET AGAPIOS (394)
Le concile qui s’est tenu à Constantinople, le 29 septembre 394, est présidé par l'évêque de Constantinople Nectaire, et compte parmi ses membres l’évêque d'Alexandrie Théophile, l’évêque d’An- tioche Flavien, l'évêque de Césarée de Cappadoce Helladios. I n'y manque que l'évêque d'Ephèse, pour que les cinq diocèses du catholicisme grec y soient représentés au complet. C’est un concile général.
Nous n'avons les procès verbaux de ce concile que pour une scule affaire, celle de deux évèques qui se disputent le siège de Bostra' : Bagadios a été déposé par la sentence de deux évêques seulement, qui sont maintenant morts, et il a été déposé alors qu’il était absent. Agapios a été ordonné à sa place, Le procès est sorti de cette silua- tion.
Bostra est métropole de la province d'Arabie. Donc, conformément aux canons du concile de Constantinople de 381, le procès aurait dù être porté devant le concile du diocèse d'Orient, à Antioche. Bagadios et Agapios n'en ont rien fait, ou, s'ils l'ont fait, ne s’y sont pas tenus : ils se sont rendus à Rome et ont saisi de leur procès le pape Sirice. Cette démarche, qui n’est connue que depuis la découverte (en 1885) d’un fragment inédit du concile de Constantinople, est du plus vif intérêt, car elle est la première application caractérisée que l'on puisse signaler du canon de Sardique concernant les appels d’évèques contre une sentence de concile provincial. Le concile provincial est ici le concile d'Arabie (sinon le concile d’Antioche), qui est supposé avoir prononcé ou reconnu la déposition de Baga- dios : contre cette sentence Bagadios a recouru à Rome. Le pape Sirice a dû juger que la cause de RBagadios était sujette à revision. I ne la retient donc pas pour la reviser à Rome, mais il la renvoie à l’évêque d'Alexandrie Théophile.
A s’en tenir à la procédure de Sardique, Théophile aurait dû prononcer : il aura préféré renvoyer l'affaire au concile général de Constantinople. L'important est pour nous le recours à Rome des deux évêques d'Arabie (1).
C’est le premier recours nettement juridique que nous connais- sions, 1] ne faut d'ailleurs pas s'attendre, comme le remarque juste- ment Mgr Duchesne, que pareils recours soient fréquents en Orient : les juridictions ne manquaient pas, puisque de la sentence du concile provincial on pouvait appeler au concile du diocèse, et que,
(r) Ducuesne, Églises séparées (1896), p.”203-204, Siège apostolique, p..283-286.
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au-dessus du concile du diocèse, il pouvait y avoir appel au concile général sinon au cuy:955 évOnusox à Constantinople. « Cependant, continue Mgr Duchesne, mème dans cet ordre de faits, il est à croire que les archives du Saint-Siège, si nous en avions autre chose que de très minces débris, nous fourniraient beaucoup de renseigne- ments intéressants. » Et Mgr Duchesne cite en exemple le cas de deux prêtres du patriarcat de Constantinople, Jean de Chalcédoine et Athanase d’Isaura, condamnés pour hérésie par les juges du patriarche, appelant à Rome de cette sentence, et obtenant de Rome leur absolutiou (1). On peut citer, longtemps avant saint Gréyoire, des cas aussi nets, et tel est bien celui de Bagadios et d'Agapios.
SAINT JEAN CHRYSOSTOME (404)
L'événement est trop connu pour que nous ayons besoin de le raconter une fois de plus. Retenons que, au lendemain de Pâques 404, l’évèque de Constantinople porle à la connaissance de l’évêque de Rome Innocent, de l’évêque de Milan Venerius, de l'évêque d'Aquilée Chroinatius, la violence dont il est la victime. I leur demande de déclarer que la sentence de déposition prononcée contre lui, et exécutée, est sans valeur, et que ceux qui l'ont prononcée encourent la vindicte de la loi ecclésiastique. Le pape Innocent répond, il ne retire sa communion à personne, et il propose de réunir un concile tant d’Orientaux que d'Occidentaux, concile qui jugera entre Jean et ses adversaires.
Mais bientôt, sur les relations qui lui sont apportées des évèques da parti de Jean, Innocent lui confirme délibérément sa communion, Il n'accepte donc pas la sentence du concile du Chène qui a déposé Jean, il n'accepte pas davantage le successeur qu’on à ordonné en sa place : un concile est nécessaire, qui sera commnn à l'Orient et à l'Occident, et que le pape suggère de réunir à Thessalonique. Mais le pape n'obtient pas le concile qu'il réclame, et Jean mourra exilé sans avoir obtenu justice (2).
On ne peut pas dire que le recours de saint Jean Chrysostome soit strictement un appel à Rome. Il appelle Rome à son secours, il appelle à son secours l'Occident en même temps que Rome, et Rome propose un concile commun à l'Occident et à l'Orient pour reviser la cause de Jean. Mais la démarche est appuyée par les évèques ses amis, qui au nombre de quarante écrivent en mème lemps que lui, Le pape Innocent voit peu après arriver à Rome successivement des
(1) DUCHESKNE, ibid. (2) Siège apostolique, p. 312-324.
D4 P. BATIFFOI.
9 évêques orientaux du parti de Jean, Cyriaque évèque de Synnada
Eulusios évêque d'Apamée, celui-ci porteur d’une lettre de quinze de ses collègues, Palladios évêque d'Helenopolis, d’autres encore (1). Une iniquité a été commise par le concile du Chêne, Jean a été déposé, exilé, et on lui a donné un successeur : le cas de Jean est pareil à celui de saint Athanase, le pape Innocent est pour Jean ce que le pape Jules a été pour Athanase, le concile projeté de Thessa- lonique aurait été pour Jean et ses amis ce que le concile de Sardique a été pour Athanase et les autres victimes des Eusébiens.
Soit dans le cas d’Athanase, soit dans le cas de Jean, Rome n'attend pas la sentence du concile qu'elle propose : Rome ne con- sidère pas que l'indiction du concile lui interdise de se prononcer, et Rome se prononce délibérément en faveur de Jean.
L'affaire de Jean révèle à Rome une autre décision, qui est de rompre la communion avec les évêques responsables de l’iniquité commise, et, quand Jean sera mort, de ne renouer qu'avec ceux qui rélabliront le nom de Jean dans les diptyques. Ainsi, aux veux de Rome, il y a chose jugée, jugée sans concile général, jugée à Rome par le Siôre apostolique, et Rome met à sa communion cette condition intransigeante que l'Orient s’inelincra devant ce jugement par elle prononcé.
I n’y a pas eu d'appel proprement dit, mais Rome joue ici le rôle de juge d'appel, et Alexandrie, Antioche, Constantinople, finissent par capituler et par accepter la réhabilitatian de Jean qu'elle exige. Cette affaire eut trop d'éclat, pour n'avoir pas contribué à imposer à l'Orient plus qu'aucune autre le principe de la compétence souve- raine du Siège apostolique (2).
On nc peut pas douter que le pape Innocent n'ait été très conscient de cette souveraineté. On n’a pour s’en convaincre qu'à lire la lettre qu'il écrit à l'évôque de Jérusalem Joan à l’occasion des violences exercées sur saint Jérôme et ses amis de Bethléem par une bande de moines furieux, en 416. Le pape reproche à l’évèque de n'avoir
(1x) Zbid., p. 317.
(2) Je ne cite pas à l’appui le concile de Jérusalem de 415, où l'évêque Jean fait s'expliquer Pélage, et où, à en croire Orose, on aurait décidé de remettre la cause à l'évêque de Rome, le pape Innocent. Ce renvoi, en effet, ne serait pas un appel, ct il s'expliquerait du fait que Pélage était un latin. Mais ce renvoi n'eut aucune suite et n’est signalé que par Orose, Lib. arolo- get.,.6 (éd. ZANGEMEISTER, p. 61t). Voyez mon Catholicisme de S. Augustin (1920), p. 376-377. L'outelois le récit d'Orose témoigne du prestige du pape : « (Joannes confirmat) postulationem intentionemque nostram, ut ad beatum Innocentium, papam romanum, fratres et epistulae mitterentur, universis quod ille decerneret secuturis »,
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rien empêché de ces dévastations, meurtres, incendies. La monition est sévère. « Je prendrais une décision plus importante (4) si elles (Eustochium et Paula) m'avaient parlé plus clairement. » Ces faits ont été portés à Rome « par Ja renommée plutôt que par une accusation formelle », il fant qu’ils soient corrigés ou réprimés, sinon le droit ecclésiastique aurait à mettre en cause la responsabilité de celui qui n’a point assuré la défense des opprimés » (2). Une accusation pour- rait être portée à Rome et mettre en mouvement le sus ecclesiasticum, contre qui ? contre l’évè jue de Jérusalein. Il y a done à Rome une compétence capable de recevoir contre l’évéque de Jérusalem une accusation en règle. Le pape Inuocent le dit plus clairement encore dans la lettre que, à la mème date, il écrit à saint Jérôme. « Émus par une si grande scène de maux, nous nous sommes empressés d'affirmer l’autorité du Siège apostolique pour réprimer cet atlen- lat, » I'ajoute : « Si tu déposes une accusation claire et formelle à l'égard de quelques personnes, ou j'assignerai des juges compétents, ou si quelque chose de plus urgent et de plus pressgnt peut ètre fait, je n’y mettrai point de retard ». Jérôme pourrait donc déposer entre les mains du pape apertam man'festamque accusalionem; le pape alors désignerait des juges, tudices competentes tribuam ; il pourrait même, le cas échéant, procéder plus vite encore, c'est-à-dire pro- noncer lui-même une sentence, si j'entends bien (5).
Ce langage du pape Innocent rappelle celui qu'il tient dans ses réponses au concile de Carthage et au concile de Milève, en jan- vier 417. Le Siège apostolique s’y révèle comme une autorité à laquelle on recourt de toutes les provinces et de laquelle des réponses sont envoyées à toutes les provinces, « per omnes protincius », « per totum mundum » (4). Ces assertions du pape Innocent trouvent une confirmation dans ce que nous apprend Marius Mercator, quand il rapporte que Pélage, sans doute sur lu fin de 417, eut maille à partir avec un concile que présida l’évêque d'Antioche Théodote, et devant lequel ses accusateurs l'avaient poursuivi. Ce concile et ce jugement ont passé inaperçus en Occident. Mais Marius Mercator savait que ce concile avait mis à nu les erreurs de Pélage, et que
(1) Je cite la traduction de F. CAvALLERA, Saint Jérôme, t. I (1922), p. 329. Le texte original est moins explicite, car le pape dit seulement : « Altius censerem... ». Inter Hieronym. Epistul. CXXXvIt (éd, HILBERG, p. 265).
(2) Ibid. « .…. quae ad nos opinione magis quam accusatione manifesta delata sunt, vel corrigantur vel retundantur, ne ius ecxlesiasticum de labe- factatis causas eum qui non defenderit pracstare compellat ».
(3) Inter Hieronym. Epistul. cxxxvt (p. 264). Ces deux lettres doivent être de février 417 (Jarre, 325 et 326). Siège apostolique, p. 272-273.
(4) Catholicisme de S. Augustin, p. 393-399.
26 P. BATIFFOL.
Théodote en avait écrit à l’évêque de Rome ({). Un concile présidé par l'évèque d’Antioche et condamnant Pélage estimait indispensable de commaniquer sa sentence au pape Innocent,
NESTORIUS (430)
Nous avons vu que Rome recevait des accusations et les examinait. C'est sous cette forme qu'elle fut saisie du scandale que causait à Constantinople la prédication de Nestorius. L’accusation est adressée à Rome par l’évêque d'Alexandrie Crvrille, avec dossier à l'appui : Cyrille demande au pape Célestin d'exprimer ce qui lui en semble, et de décider si on doit maintenir la communion avec Nestorius, ajoutant qu'il convient que l'avis de Célestin soit par lettres intimé aux évêques de Macédoine et à tous les évêques d'Orient (2).
Célestin tient concile, au début d'août 430, et prononce que si Nestorius ne renie pas ses erreurs, dans Îles dix jours qui suivront la mise en demeure, il scra rejeté de la communion. Le concile de Rome ne tient pas compte du fait que Nestorius est un absent : le concile se convainc que la doctrine de Nestorius est sacrilège, et le somme de la répudier sous peine d’excommunication à encourir par son seul refus. Célestin communique aussitôt cette décision à Cyrille d'Alexandrie, à Jean d'Antioche, à Juvénal de Jérusalem, à Rufus de Thessalonique, à Flavien de Philippes métropolitain de Macédoine. li ne leur demande pas de prononcer une sentence conforme, il leur signifie sa sentence comme une sentence irréformable (3).
L'accusation est venue d’Alexandrie, il est vraisemblable cepen- dant qu'elle a dû venir aussi de Constantinople, du clergé de Cons- tantinople, qui aura dénoncé à Rome les erreurs de Nestorius, ses violences aussi. Par là s'explique que Célestin, écrivant au clergé de Constantinople, lui signifie que quiconque, évêque, clerc, laïque, aura été déposé ou excommunié par Nestorius, est et demeure dans « notre communion » (4).
Nestorius crut sauver sa cause en demandant à l’empereur Théo- dose ÎI de convoquer un grand concile, où il projetait d’instruire le procès de Cyrille, Nestorius n’appelle pas de la sentence de l’évêque
(x) Mar. MERCATOR. Commonit. super nomine Caelestii (PL, t. XLVIIX, p. 100-101): « Sancti Theodoti ad reverentissimum urbis Romac episcopum et sanctae recordationis Pravli Hierosolyÿmitani episcopi missa scripta testantur, quorum exemplaria ad documentum habemus in manibus ». CAVALLERA, P- 330.
(2) Siège apostolique, p. 349-351.
(3) Jbid., p. 353.
(4) Jbid., p. 356-357.
LES RECOURS À ROME EN ORIENT. à7
de Rome au futur concile : il feint d'ignorer la sentence de Rome. De son côté, Rome ne s’offens: pas de l’indiction du concile par l'empereur, et que cette indiction suspende l’efftt de la sentence romaine. Rome n'avait-elle pas demandé jadis qu’un grand concile fat juge du différend de saint Jean (Chrysostome) et de Théophile ? Rome revient à cette politique conciliaire d’antan et en attend plus d’apaisement que de la prépotence de Cyrille (1).
La suite de l'affaire de Nestorius ne revient pas à notre sujet : Nestorius a le concile qu’il a demandé, et ce concile conduit par Cyrille avec la vivacité que l'on sait substitue son action à celle que le pape Célestin avait d’abord amorcée. Celui-ci d’ailleurs fera siennes les conclusions du concile d’Éphèse, à l'exception des excom- munications prononcées contre l’évèque Jean d'Antioche et ses collègues oricntaux : -intéressante réserve, par laquelle le pape Célestin refuse d’être lié par le concile, « Multa perspicienda sunt in talibus causis, quae apostolica sedes semper aspexit », dit le pape d'un mot qui révèle la longue expérience que l’on a à Rome de pareilles affaires (2).
EUTHERIOS DE TYANES ET HELLADIOS DE TARSE (433)
En 435, les « Orientaux », qui avec Jean d’Antioche ont été jusque là réfractaires au concile d'Éphèse, se réconcilient avec Cyrille d'Alexandrie. L'accord conclu par de mutuelles concessions des chefs ne rallie pas tous leurs partisans. Des protestations et des résistances éclatent. Deux métropolitains, celui de Tyanes, Euthe- rios, et celui de Tarse, Helladios, écrivent au pape Xystus, qu'ils s'imaginent bien à tort être dans le mème sentiment qu'eux, pour lui demander de les protéger contre le nouveau Pharaon, Cyrille. Ils attendent du pape qu'il ouvre une enquête, « omnium horum inquisiltionem iubeas fieri », qu'il impose une céleste correction à toutes ces prévarications, « et his tllicitis caelestem superduci correc- lionem ». Il faut que les évêques injustement séparés de leurs ouailles soient rappelés, « revocentur sancti pastores qui iniusle sunl a suis ovibus effugatt » (3).
Les deux métropolitains supposent à l’évêque de Rome une autorité capable d'ordonner une inguisitio en Orient, de procurer une correclio des iniquités commises, de faire rétablir des évêques que l’on a éloignés de leurs Églises. Nous aurions voulu courir à
(1) Zbid., p. 364-365. (2) Siège apostolique, p. 397. | (3) Haroun. t. I, p. 1635-1638. Siéye apost., p. 400-402.
28 P. BATIFFOL.
_ Rome, disentils au pape Xystus, el avec nous combien de nos collégues de tant de provinces diverses, de l'Euphratésienne, des deux Cilicies, de la Cappadoce If, de la Bithynie, de la Thessalie, de la Mésie, mais, guettés par les loups, nous sommes contraints d'envoyer à notre place des cleres et des moines, qui nous repré- senteront près de vous,
IDDUA DE SMYRNE (437)
Le 48 décembre 457, le pape Xystus HT écrit à Proclus évêque de Constantinople, pour le mettre en garde contre les évêques d'llyri- cum qui se présenteraient à Constantinople sans une lettre (/ormata) de l'évêque de Thessalonique, On sait que l’Hivricum relevait de l'obédience du pape, et que Pévéque de Thessalonique était vicaire du pape pour l'Hlvricum : Rome veillait à ce que l'évêque de Cons- tantinople n'entreprit par contre ses droits sur llyricum, où cer- tains évêques n’eussent pas demandé mieux que de se soustraire à l'obédience romaine (1).
Cette lettre du pape Xystus n'aurait rien d’imprévu, si elle ne nous révélait pas en trois lignes un fait d'une rare importance.
Un évêque, nommé lddua, que l’on identifie avec l’évêque de ce nom qui assistait au concile d'Éphèse dix ans auparavant, a été l'objet d'une accusation, et cette accusation a été portée devant l'évêque de Constantinople. Celui-ci a instruit la cause et innocenté l'accusé : il y a eu cognilio et tudictum. Les accusateurs ont alors porté leur plainte à Rome, demandant apparemment que l'instruction fut reprise et le jugement réformé. Mais à Rome les accusateurs de l'évêque de Smvrne ont été déboutés : Rome décide que le jugement rendu à Constantinople doit être maintenu, « decretimus iudicium custodiri », écrit le pape Xystus à Proclus (?). .
Tillemont, toujours hostile aux appels à Rome, voudrait que Xystus ait refusé de prendre connaissance de la cause : du coup, le pape reluserait les appels ! Le texte de Xystus ne suggère pas cela, mais au contraire il v est parlé de «auper habitae actionis », il y est dit « decrevimus ». On a fait appel du jugement de Constantinople à Rome, et cela serait déja une difficulté pour la thèse de Tillemont ; Rome a décidé, non de n’en rien connaitre, mais de confirmer le premier jugement, «audicium custodiri ».
(1) Srége apostolique, p. 406-407. (2) JAFFÉ, 395. Siège apost., p. 407-408.
LES RECOURS À ROME EN ORIENT. oÙ EUTYCHES (448)
Eutyehès a pris un premier contact avec saint Léon, en 418, par une lettre (perdue) qui était une relatio qu'il adressait au pape, pour lai dénoncer la reviviscence de l’hérésie nestorienne : « Ad notitiam nostram luae dilectionis epistula retulisti », Lui dit le pape dans sa réponse (1° juin 448). Quand nous serons inlormés plus pleinement, ajoute t-il, nous y pourvoierons, car il le faut : « os, cum plenius quorum hoc improbhttate fiat potuerimus aynoscere, necesse est auxi- hante Domino providere » (1).
Cette première lettre d’Eutychès au pape est suivie d'une autre écrile par Eutychès aussitôt qu'il a été condamné en concile à Constantinople (22 novembre 448). 11 n’esl pas douteux que cette seconde lettre, que nous avons en latin dans le Synodicon Casinense, a été adressée à saint Léun, car elle est signalée comme telle dans un document anonyme qui doit ètre de 450, et qui en présente une brève réfutation (2). Mais, dans le texte même de la dite lettre, il n'y a pas un mot qui s'adresse spécialement à l’évêque de Rome. Eutychès proteste contre la sentence dont l’a frappé Flavien, il proleste de la pureté de sa foi, I dit : « fnvoco testram sanctitatem in lestimonio cordis mei el ralione sensuum meorum alque verborum. » H dit qu’il a professé sa foi devant Flavien et son concile, et il ajoute : « Rogabam ut innotescerent isla sanclilali vestrae, et quod tobis viderelur éudicarelis, profilens omnibus modis me seculurum quae probasselis. » 11 dit encore : « Ad vos religionis defensores el huusmodi factiones exsecrantes confugio.. Obsecro, nullo mu praeiudicio facto ex his quae per insidias contra me gesta sunt, quae isa fuerit super fidem proferre sententiam » (3). Cette lettre d'Euty- chès est manifestement une lettre d'appel de la sentence de Flavien et de son concile, et elle est adressée à saint Léon, mais pas au seul saint Léon. Nous savons d’ailleurs, en effet, qu Eulychès adressa son appel à l'évêque d'Alexandrie, Divscure, sur le secours de qui il devait pouvoir compter. Il écrivit aussi bien à l'évèque de Ravenne, saint Pierre Chrysologue, dont nous avons la réponse (#4). Nous avons une information plus précise encore.
En avril 449, Eutychès s'étant plaint que les procès verbaux du concile qui l’avait condamné n'étaient pas exacts, une enquûte fut ouverte dont subsistent les actes. Les procès verbaux de 448 ne
(1) S. LEox., Epistul., xx.
(2) PL, t. LIV, p. 1245.
(3) {Inter s. Leon. Epistul., xxt. (4) Zater s. Leon. Epistul,, xxv,
74) P. BATIFÉOL.
parlent pas d’un appel quelconque d'Eutychès. Dans l’enquète de 449, le diacre Constantin dépose que, pendant qu'on lisait sa sentence, Eutychès fit appel au concile de l’évèque de Rome, de l'évêque d'Alexandrie, de l’évèque de Jérusalem, de l'évêque de Thessalonique, « et haec in gestis non sunt inserla ». Le patrice Florentius, qui a assisté au concile de 448, dépose que, la séance étant levée, au milieu du désordre, Eutychès lui a dit à voix basse qu'il faisait appel au concile de Rome, d'Égypte, de Jérusalem. Le patrice ajoute : Jestimais incorrect que l’évèque Flavien l'ignorät, et en me relirant je le lui rapportai. Basile évêque de Séleucie dit : Au cours de la séance, comme le concile sommait Eutychès de recon- naître les deux natures distinctes après leur union, celui-ci lui répondit : Si l'évêque de Rome et l’évêque d'Alexandrie m'en font un précepte, j’y consens. Mais, ajoute Basile, cette parole n'était pas un appel. Flavien évêque de Constantinople dit : Je n’ai pas entendu Eutychès faire appel, j’en ai été seulement informé après la séance, à l'étage supérieur de l’hospice, par le patrice Florentius. Florentius ajoute : Si des évêques ont entendu Eutychès faire appel, qu'ils le disent. Julien évêque de Kos déclara n'avoir rien entendu de pareil. Autant Seleucus évêque d’Amasée (1).
Eutychès attachait une grande importance juridique à son appel, estimant que Flavien avait commis une lourde faute en refusant d’en prendre acte et en procédant comme si l’appel n’était pas suspensif. Au concile d'Éphèse de 449, le brigandage d’Éphèse, Eutychès insistera sur ce gricf. Flavien, dit-il, n’a pas dit un mot de l'appel que je faisais à votre sainteté, « de appellatione mea ad vestram sanclilalem » ; Flavien n’a pas voulu attendre le jugement de votre sainteté, « nil vestrae sanctitati reservare » ; Flavien m'a excom- munié, déposé de la prêtrise, et après que j’eus fait appel, il a fait afficher la sentence qui me frappait, « non exspeclans vestrae sanctli- tatis tudicium » ; il l’a fait souscrire par des moines et par divers évêques, « cum magis oporluerit ante omnibus pontificibus scribere quos el appellaveram ». C’est alors que « per libellos manifesta feci vestrae sanclilati quae subsecula sunt » (2).
LES PRÈTRES BASILE ET JEAN (451)
La lettre LXXXVII du pape saint Léon est adressée à l’évêque de : Constantinople Anatolios, en date du 19 juin 451,
(1) HarRouIN., t. IL, p. 208-209. (2) Zbid., p. 104-105,
LES RECOURS À ROME EN ORIENT. 31
Le pape expose que deux prètres, Basile et Jean, qui « apparem- ment estoient de l’Eglise de Constantinople », écrit Tillemont (t. XV, p. 624), ont voulu se laver de la tache dont plusieurs ont été atteints
_par l’impiété soit nestorienne, soit eutychienne. Ccs deux prêtres ont eu le louable souci de leur réputation, et, voulant posséder la véritable paix de la foi catholique au milieu des opinions contradic- toires de l'erreur, ils n’ont pas reculé devant la longueur du voyage et sont venus s'ouvrir de leur foi auprès du Siège apostolique. Ils ont condamné l’une et l’autre hérésie, déclarant professer sur l’in- carnalion pas autre doctrine que celle que nous avons apprise et que nous enseignons, avec le secours de l’Esprit saint.
Rien ne dit que les deux prêtres Basile et Jean aient été à Cons- tantinople l'objet d’un jugement, et l'on ne voit pas bien comment ils auraient pu l'être du fait de deux hérésies dont l'une exclut l'aatre et inversement. Ils ont voulu se préserver de tout soupcon, cad declinandam erroris maculam » ; ils ont eu « laudabilem curam.…. suae aeslimalionis » ; ils ont vouln s’assurer la paix de la foi catho- lique, « vera catholicae fidei pace gauderent ». L’étonnant est qu'ils n'aient pas demandé celte assurance à leur évêque, Anatolios, qui avait été ordonné sur la fin de 449, après la mort de Flavien. Nous avons là un indice de l'autorité exceptionnelle qui est attribuée à saint Léon à cette date.
Les deux prêtres sont donc partis pour Rome, « longinquae pere- grinalionis labore suscepto » et ils sont venus à Rome où « sensum cordis sui in apostolica sede patefecerunt ». 11s ont apparemment déclaré souscrire de tous points à la doctrine de la lettre de saint Léon à Flavien.
Ils reviennent maintenant à Constantinople porteurs pour Anatolios de la présente lettre. Ils reviennent, dit saint Léon, ils reviennent chez eux, nantis de notre témoignage : « ..… cum testimonio nostro ad propria reverlentes ». Le mot propria confirme la supposition de Tillemont que ces deux prêtres sont de Constantinople et qu’Anato- lios est leur évêque. Le pape donc garantit à leur évêque la pureté de leur foi, « {estimonio nostro ».
Ce qui suit présente une difficulté de texte. Les Ballerini lisent : « Fidenter hortantes ut... », qui est une leçon appuyée sur une part de la tradition textuelle. Quesnel a lu : « Fidenter orantes ul... », lecon moins appuyée par la tradition, mais davantage par le contexte. Hortantes, nous exhortons, mais le pape ne dit pas qu'il exhorte. Orantes, nous prions, nous demandons avec confiance à Dieu, que ces deux prêtres, dûment en communion avec le Siège apostolique, puissent se réjouir de posséder la faveur de leur évêque : « Fidenter
us P. BATIFFOI,
orantes ut qui gralia aposlolicae communionis ornantur, etiam tluo favore per omnia se gaudeant adiuvari, »
Assurément, nous n'avons pas dans cette lettre de saint Léon une sentence à la suite d’un appel. Nous avons seulement une recom- mandation, une intercession. L'intérèt du cas consiste en ce que celte démarche du pape à Constantinople a été sollicitée par deux prètres de Constantinople : le pape s'est enquis de la foi des deux solliciteurs, il s’est fait juge de leur foi, il leur a confirmé la coim- munion apostolique, il leur en donne le témoignage, et il a con- finance que l'évèque de Constan'inople ne fera aucune difficulté d'accepter ce témoignage.
Paris. P. BATIFFOL.
LE TEXTE INTÉGRAL
de la
Traduction du Pseudo-Denis par Hilduin
: Parmi les personnalités les plus marquantes de notre Église de France, au 1ix° siècle, Hilduin, Hincimar de Reims et Scot Erigène brillent d’un vif éclat. Scot Érigène, dont la pleine activité se déploya sous le règne de Charles le Chauve, est surtout célèbre par ses écrits théologiques, en particulier le Ve Divisione Naturae et sa traduction des écrits dionysiens. Hincnar de Reims, ami et bientôt adversaire de Jean Sceot, joignit à une activité littéraire, féconde mais moins originale que celle de l’Irlandais, les soucis de charges administra- tives que ses intrigues ne contribuaient pas à alléger. Mais, à vrai dire, la personnalité la plus vigoureuse, est bien celle d’Hilduin, devenu abbé de Saint-Denis à la fin de 814 ou au début de 815.
Hincmar de Reims n’est qu'un protégé d’Hilduin ; à certaines heures, par exemple à l’époque de l'exil du maitre à la Nouvelle- Corvey, en Saxe, il en deviendra le protecteur; nais c’est toujours dans le sillage d’Hilduin qu’il se meut. A son tour, l'activité de Scot Érigène est souvent en dépendance de l'abbé de Saint-Denis, d’une dépendance de réaction. Dans la question de l’aréopagitisme, Scot combat Hilduin, défendu par Hincmar de Reims. S'il traduit les écrits de l’Aréopagite, c'est pour corriger la version de l’abbé de Saint-Denis. Ce dernier a été vraiment un meneur d’hommes, mélé à tous les événements politiques de son temps.
Mais ce n’est pas cet aspect d’hoinme d’action que nous avons voulu envisager, en abordant l'étude de ce personnage. C’est l’écri- vain que nous nous sommes proposé de considérer. Dans un premier travail paru dans le Moyen Age (1) nous avons cherché à déterminer la part exclusive d’Hilduin dans la formation de l’aréopagitisme. Une seconde étude publiée dans la Revue de l’Ilistoire de l'Eglise de France (2) nous a conduit à cette conclusion certaine qu’Hilduin était le premier traducteur des écrits du Pseudo-Denis. Mais quel fat le sort de cette traduction ? A-t-elle complètement disparue ? En
(1) P. G. THÉRY, Contribution à l'histoire de l'aréopagitisme au TX siècle dans Moyen Age, Mai-Août, 1923, P. 111-153.
(2) Inex, Hilduin et la première traduction des écrits du Pseudo-Denis, dans _RHEP, Janvier-Mars 1923, p, 23-40.
REVUE D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE, XXIe 3
34 P. G. THÉRY, 0. P.
connaît-on encore au moins quelques extraits ? Comme le P. de Ghel- linck l’a montré (1), les Areopagitica d’Hilduin contiennent avec les titres des chapitres, un long fragment de la lettre à Démophile, comprenant le récit de la vision de Carpus, et le texte complet de la dixième épitre, adressée à Jean l'Évangéliste.
De l’avis unanime des historiens, ce serait là, avec les quelques citations d’Hincmar de Reims, tout ce qui aurait survécu de la traduc- tion d'Hilduin. Le R. P. de Ghellinck, M. Grabmann (2), P. Leh- mann (3), les MGH, ne connaissent autre chose,
En réalité, la traduction du Corpus Dyontsiacum par l’abbé de Saint- Denis, malgré l’oubli dans lequel la fit tomber très tôt le travail similaire de Scot Érigène, nous est parvenue dans son intégrité, sous une forme anonyme, il est vrai, mais indubitablement authentique. C'est ce que nous voudrions faire connaître par cette présente étude.
Pour mettre en évidence le résultat de nos recherches, nous procéderons par étapes successives.
4. Considérations sur les fragments des écrits de Denis insérés
dans les Areopagitica d'Hilduin.
2. Identification des citations de Denis, faites par Hincmar de
Reims dans son De Praedestinatione.
3. Étude du manuscrit 903 [756-757] de la Bibliothèque Royale
de Bruxelles.
4. Étude du manuscrit 15645 de la Bibliothèque Nationale de
Paris. :
5. Les fragments anonymes des Areopagttica dans les manuscrits
de traductions dionysiennes.
Ces différentes étapes de notre problème reproduisent le processus analytique qui nous a conduit finalement à découvrir le texte intégral de la première traduction du Pseudo-Denis.
S {. — CONSIDÉRATIONS SUR LES FRAGMENTS DES ÉCRITS DE DENIS INSÉRÉS DANS LES AREOPAGITICA
Pour être fidèle à la pensée de Louis le Pieux et pour donner quelque idée de l’activité intellectuelle du « prenier évêque de Paris, du converti de saint Paul », Hilduin consacra les ch. IX-XVII de ses
(x) P. DE GHELLINCK, Le mouvement théologique du XTI® siècle, p. 71-72. Paris, 1914.
(2) M. GRABMANN, Ps.-Dionysius Areopagita in lateinischen Uebersetzungen des Mittelalters, dans Beiträge zur Geschichte des christlichen Altertums und der by zantinischen Literatur. Festgabe Ehrhard, p. 181-182. Bonn, 1922.
(3) P. LEHMANN, Zur Kenntnis der Schriften des Dionysius Areopagita im Mittelalter, dans Revue Bénédictine, 1923, t. II, p. 81-97.
LA TRADUCTION DU PSEUDO-DENIS PAR HILDUIN. 35
dreopagitica aux écrits de Denys l’Aréopagite. S'il passe rapidement sur les quatre grands ouvrages didactiques, la Hiérarchie céleste, la Hiérarchse ecclésiastique, les Noms divins, la Théologie mystique, il s'arrête davantage à la correspondance, plus importante pour une biographie. Hilduin résume les quatre épitres à Caïus, celles à Dorothée, à Polycarpe ; à l’aide de cette dernière épitre et peut-être aussi avec quelques renseignements fournis par une tradition orale ou écrite, il compose la lettre à Apollophane ; il nous donne ensuite de larges extraits de l’épitre à Démophile et, après un bref aperçu sur la lettre à Tite, le texte intégral du billet adressé par Denys l'Aréopagite à saint Jean l’Évangéliste.
Comme citations explicites des écrits, dionysiens dans les Areopa- giica nous n’avons donc avec les titres de chapitres que les textes de la 1X° et de la XI° épitres. Et encore faut-il bien remarquer que ces extraits ne sont point des citations absolument littérales. Com- posant un ouvrage personnel, Hilduin ne s'est point cru obligé de rapporter les paroles de Denis aussi rigoureusement qu'il l’a fait, très vraisemblablement, dans sa traduction, Quand il raconte la vision de Carpus, il ajoute au texte de Denis certaines gloses expli- calives qui donnent à son récit une allure vivante et un caractère concret, qu'il n’aura point dans la version de Scot Érigène. Au début du récit de cette vision de GCarpus (1) par exemple, le texte grec s'exprime ainsi : 7 Aurmm 0: 77, re (2) qu'il faudrait traduire littérale- ment : Tristitia aulem erat (3); Hilduin dit avec plus de clarté : Causa autem erat 1psius tristitiae (4). Il marquera que c’est au cours de la conversation que Carpus fut amené à raconter sa tristesse (5) ;
(1) Ce récit se trouve dans l'épitre à Démophile. Denis rapporte que, se trouvant un Jour en Crète, il reçut l'hospitalité chez Carpus, personnage très pieux et très contemplatif. Or, Carpus lui raconta qu’il avait éprouvé dans sa vie un profond chagrin, un infidèle ayant une fois ramené au paga- nisme un nouveau converti. Le Crétois, au lieu de prier pour les deux pécheurs, s'était indigné et il avait demandé au Seigneur de les foudroyer. Or, tandis que l’infidèle et l'apostat se tenaient, tout tremblants, sur le bord de l'abime, Carpus aperçut Jésus-Christ, ému de compassion, qui lui dit : « Carpus, lève la main et frappe moi désormais, car je suis prêt à mourir encore une fois pour le salut des hommes ».
(2) PG, t. IIL, 1og7 C ; GuizLzAUME Morez, Dionysii Areopagitae opera, P. 462. Paris, 1552.
(3) C'est ainsi que Scot Érigène a traduit ce texte grec. PL, t. CXXII, 1187 A.
(4) PL, t. CVI, 35C.
(5) PL, ibid. « Conferentibus namque nobis quaedam ad indicem. » Le texte grec dit seulement éAcyev oùv, PG, t. IL, 1097 C. Cfr Scor, PL, t. CXXII, 1187 À.
36 Pb. G. THÉRY, O. P.
c’est pour le consoler, ajoute-til (4), que Denis lui conseilla de prier pour le malheureux néophyte ; et quand Carpus voit sa maison se partager par le milieu et lui-mème rester en plein air, Hilduin prend soin de nous avertir que tout cela se passe dans un ravissement (2).
On chercherait vainement ces gloses dans la traduction postérieure de Scut Érigène, précisément parce que ce sont des gloses ; et il est très probable qu’Hilduin, dans sa propre traduction, ne les a point non plus conservées.
Mais dans les Areopagilica, Hilduin est plus libre et il ne se fait point scrupule de gloser le texte dionysien. Qu'on lise encore pour s’en rendre compte le texte de l'apparition du Christ qui clôt l’épttre à Démophile.
PG, L. 111, 1100 C ; G. MOREL, p. 465 Toy de ’Incoiv, éleroavra To JU/VOUEVOY, ESAYAGTRVXI TOÙ ÙTE-
HILDUIN, PL, t. CVI, 36 C Sed Jesum benignum intuilus est, mise- rantem super peccaltores qui lorque- bantur, et exurusentem illum de coelesti
poupanrsu Üpivou xxi Eos auruv xarafiavra xx X£pz Opiyei Ce xa! TOÙS ayiihors UT) Gui Aa SayouEvoUs, CIVIORETE
gy2 Griv
throno, ac descendentem usque ad illos el manuin benisnam in Lormentis positis porrexisse ; moxque angelorum multi- ludines, qui cum eo descenderant, coac-
ceperunt illos de utraque parte in qua stabaut dum torquerentur, quando eis manum porrexit benignus Jesus el erue- runt illos. Et conversus ad Carpum Jesus, dixit ei.
Achey avriyecbai rciy avdcciy rai etneiy ro Kaonw rov Irc.
Étant donné le petit nombre et le caractère des citations diony- siennes dans les Areopagitica, il serait donc téméraire de vouloir porter un jugriuent de valeur sur la traduction d’Hilduin. Nous nous bornerons par conséquent à quelques remarques lexicographiques, de peu d'importance apparemment, mais qui, en réalité, nous per- mettront de résoudre d’autres problèmes que nous aurons bientôt à envisager.
Il est curicux par exemple de noter que les trois premiers traduc- teurs de Denis au moyen âge, Hilduin, Scot Érigène, au 1x° siècle, Sarrazin au xn° ont eu chacun leur manière propre de rendre le terme aày2%6:. Sarrazin le traduit par bonus, Scot Erigène, par optimus, et Hilduin le rend de préférence par benignus. Qu'on se rapporte au dernier texte que nous avons cité. Nous lisons dans le grec xéipx ayxÿrv. Scot traduit : manum oplimam (5), et Hilduin,
(1) PL, ibid. e Quem consolans suasi ei, etc. » Voir PG, t. III, 1097 C.
(2) PL, ibid., 36, À. « Quod cum hoc dixisset, statim est raptus in spiritu ». Voir PG, t. II, 1100 A.
(3) PL, t. CXXII, 1188 A.
LA TRADUCTION DU PSEUDO-DENIS PAR HILDUIN. 37
manum benignam (1). Dans l’épitre à Jean l’Évangéliste, Scot Érigène rend le texte grec ro 2x2 Geo (2), par oplimi Dei (3), et l'abbé de Saint-Denis, par benigni Dei (4).
Nous trouvons dans la version de Scot de très nombreux exemples de cœætte traduction, et d’autres aussi dans les extraits dionysiens insérés dans les Areopagitica d'Hilduin. Mais il suffit de remarquer que le terme benignus pour rendre >1°6: est caractéristique de la version de l’abbé de Saint-Denis. Notons encore que ce dernier traduit les verbes exys'oe, émyecodvres par inchoare (5) ; Scot les traduira par conare (6). De plus, si nous en jugeons par le titre des V*et VIe chapitres de la Hiérarchie céleste, Hilduin aurait adopté, comme fera plus tard Sarrazin, le terme substantia (7) pour traduire le mot s2oix. Scot Érigène le rendra toujours par essentia (8). "Epse, qui est rendu dans la version de l’irlandais par amor, est traduit dans Hilduin par cupiditas (9). En comparant les citations de Denis
(1) PL, t. CVI, 36 C.
(2) PG, t. III, 1120 A.
(3) PL, t. CXXII, 1194 À.
{4) PL, t. CVI, 37 D.
(5) PL, ibid., 35C. e« Qui (Carpus) non inchoabat sanctas mysteriorum con- sccrationes, nisi prius ei ostenderctur de superius propitia visio, oranti ante otlationem sanctissimi sacrificii ». Le texte grec porte ces mots €« Kai youv
* *+ S e
GAE Tais Syats…. ÉVEYEÏCEL, UN TAOTEPOY aUT MAT TAS TporEhslus ELyaS E93s, xt sOuEyds, OÔpaoens entoauwouivns %.'(PG, t Ill, 1097 B-C ; G. MoRrEL, p. 462). Voir aussi Hizouin, PL, #bid., 35 B et PG, tbid., 1097 A.
(6) PL, t. CXXII, 1186C, 1187 A.
(7 PL, t. CVI, 29 C. « Quinto, cur omnes coclestes substantiae in commune angeli dicuntur ; sexto, quis est primus coelestium substantiarum ornatus ». Das ces deux textes, le grec porte oüotat (PG, t. IIL. 196 A ; 200 B).
(8; Le langage est beaucoup plus stéréotypé au 1ixe siècle qu'au xrrre, parce que, en général, les glossaires sont moins riches. Le mot choisi au début d’un travail pour rendre un terme grec, est conservé presque inva- rablement jusqu’au bout de l'ouvrage. D'où la facilité relative d'établir le vocabulaire des écrivains du haut moyen âge, et l’importance qu'il y a à déterminer le lexique de chaque auteur pour résoudre les questions d’attri- bution et d'authenticité. Ainsi, dans la version de Scot, on ne trouve jamais le mot substantia pour traduire o-Gia, pas plus que le mot benignus ou bonus, pour traduire ayahr:, Ces remarques, résultats de multiples comparaisons, peuvent servir de critère quasi-infaillible. Par exemple, à une simple lecture du début du commentaire sur la Théologie mystique, attribué à Scot Érigènc :
Trinitas supersubstantialis et superdea et superbona (PL, t. CXXIL, 270 A ; cfr PG, t. III, 997 A), nous pouvons conclure que cette œuvre n'est point authentique (voir notre étude sur ce sujet dans la Vie spirituelle, supplément, mars 1923).
(9) PL, t. CVI, 31 A : De benigno, de luce, de bono, de cupidate ; le texte grec dit : nepi ayaño, quros, xadoù, Épuwro:, PG, t. II, 693 A.
38 P. G. THÉRY, O. P.
faites par Hilduin, à la version de Scot, nous pouvons donc établir que les termes bentgnus, cupiditas, substantia, inchoare, font partie du lexique et de la langue propres à l’abbé de Saint-Denis.
La lecture attentive des Areopagilica nous permet aussi de faire quelques remarques sur la façon étrange dont Hilduin traduisit certains textes de Denis. Dans son épitre à Démophile, le pseudo- Aréopagite dit entre autres choses que ceux qui n’ont point eu le désir de faire le bien, n’auront jamais la paix avec Dieu et avec eux-mêmes et qu'après leur mort, ils vivront avec les cruels démons : nat sr Divyatoy dux roi: aymuéonz (1). Et Hilduin nous donne de ce dernier texte la traduction suivante : e£ post morlem cum domesticis suis doemonibus erunt (2). Au lieu de zuzspous, il a lu RUÉPOIS, sans le préfixe négatif. De plus, dans les Noms divins, au ch. Ille, Denis nous rapporte que les apôtres, parmi lesquels il mentionne Jacques et Pierre, qu’accompagnaient Hierothée et lui-mème, se réunirent à Jérusalem pour contempler le corps sacré qu'avait produit la vie et porté Dieu, éri rñv GExv roù Emacyemod rai Gs005you couares duvsArAtausy (3).
Nous aurons l’occasion de revenir ailleurs longuement sur l'exé- gèse de ce texte; portons seulement ici notre attention sur la version d'Hilduin : « ... in quo ostendit se apud sanctam civilalem penes sepulchrum Jesu, vitae principis (4). Un peu plus tard Scot traduira : In visionem vitam inchoantis et Deum recipientis corporis conve- nimus (à). 11 y a lieu de remarquer, dans le travail de l'abbé de Saint-Denis, la traduction de ?zpye202 non point par vt{am inchoan- Lis, mais par vilae principis; mais ce qu'il faut surtout noter c'est qu'ililduin au lieu de lire couz, corpus, a lu ofux, sepulchrum. C'est là-une particularité, dont nous verrons plus tard l'importance, de la version de l'abbé de Saint-Denis.
Par l’analyse des rares extraits dionvsiens donnés dans les Àreo- pagilica, on peut donc dégager quelques termes caractéristiques de la version d'Hilduin. Nous avons signalé les mots : benignus, substantia, cupiditas, inchoare, vilae principis, sepulchrum, domes- licis. C'est peu de chose, sans aucun doute; mais ces remarques lexicographiques vont cependant nous permettre d'identifier les citations de Denis que nous trouvons dans le De Pracdestinatione.
(x) PG, t. IL, 1097 A.
(2) PL, t. CVI, 37B.
(3) PG, t. IT, 681 C ; G. More, p. 281. (4) PL, t. CVI, 30 D.
(5) PL, t. CXXII, 1227 D.
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$S 2. — IDENTIFICATION DES CITATIONS DE DENIS FAITES PAR HINCMAR DE REIMS, DANS SON « PRAEDESTINATIONE »
Dans cet ouvrage, Hincmar de Reims cite cinq fois les œuvres de Denis : la Hiérarchie céleste (1), la [liérarchie ecclésiastique (2), les Noms divins (3) et l'Epitre à Démophile (4).
Comme ces citations ne sont point absolument littérales et surtout comme l'archevêque de Reims ne nous précise pas la version qu'il a suivie, il y lieu de rechercher d’après quel traducteur Hincmar cite les ouvrages dionysiens. Ce n’est point là une étude oiseuse ; nous allons en saisir immédiatement la répercussion sur la chronologie des écrits de Scot Érigène.
C'est en effet pour fixer cette chronologie que Traube fut amené à traiter dans les MGH le problème particulier des citations d'Hinc- mar, || prend comme exemple la citation du ch. XV° de la Hiérarchie céleste et met en parallèle le texte grec, le texte latin d'Hincmar et celui de Scot Érigène (5).
_ Latini secundum x ee Hincmarum (PG, II, 329) (PL, CXXV, 313)
L 128 zic nr oy TÜp ÉdTI
Latini secundum Ilohannem (PL, CXXIL, 1065)
cr .Ide sensuali enim ignelignis enim sensibilis est M We EURE E7 HAOU XL | ec dicere, in omnes et| quidem, sic dicendum in JUX REY OV AUS GOUT X | per omnes immiste|omnibus et per omnia xl LNONT QU RAYTUY 4xi| veuit et praecellit om-| clare venit ot removetur
(1) PL, t. CXXV, 313 B. De Praedestinatione dissertatio posterior,ch.X XXII, cite ch. XV de la Hiérarchie;: céleste.
(2) Zbid., 226 B-C. De Praed., ch. XXIV, cite H. Eccl., ch. II : « Et in libro de Ecclesiastico principatu, cap. secundo : « Hicrarchas quidem unus quis- que, Dei assimilatione omnes homines volens salvare, et ad agnitionem venitatis venire, praedicat omnibus vera Evangelia. Quanti, inquit enim, acceperunt eum, dedit eis potestatem filios Dei fieri credentibus in nomine ejus (Joan. I, 12). Si quis ergo discedit a vero lumine, aut de intellectualibus Spontaneo arbitrio malitiae cupiditate concludens naturaliter inspersas sibi adilluminari virtutes per seipsum se destruet. » Cfr Jbid., 287 À, De Praed, ch. XXVIII, cite H. Eccl., ch. II : « Et sanctus Dionysius in libro de eccle- siastico principatu, cap. 3: « Pro omnibus enim thearchica beatitudo, etsi benignitate divina procedit ad participantium ejus divinorum communionem : sed non foris secundum substantiam immobilis stationis et stabilitatis fit. » Cette dernière citation est répétée au ch. XXXIIL PL, ibid., 313 B.
(3) Zbid., 225 B, De Praed., chap. XXV, cite De Div. Nom., ch. III.
(4) Zbid., cite de larges extraits de l’épître à Démophile, que nous allons étudier.
(s) Mon. Germ. hist., Poet. lat., t. IL, p. 52.
40
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P. G. THÉRY. O. P.
nibusetomnibus lucens cum sit, simul est et sieut occultus ; isnotus ipse a se non in porro lacenti malerie Osten- dens propriam opera- tionem ; innumerabilis el invisibilis neque te- nibilis el omnes in qui- bus fit ad sua opera- tionem mutans ; trada- lis (?) Sui ipsius omni-
omnibus et lucidus est simul et quasi occultus ; incownitus ipse per se ipsum non accumbente materia,in quam propriam manifestel actionem;,; in- mensurabilisque et invisi- bilis rer se ipsum, potens sinul omnium et quaecun- que in eis sunt fiunt ad actionem propriam ; mobi- lis, tradens se ipsum om-
bus sibi approximanti- bus.
nibus quoquo modo proxi- mantibus.
Toi: STOOOÛY ANG Lou- qtv.
Constatant entre les citations d’Hincmar et le texte correspondant de Scot certaines ressemblances et certaines divergences, Traube en conclut que l’auteur du De Praedestinatione cite Denis sans doute d’après la version de Scot — ce qui explique les ressem- blances — mais d’après une première rédaction (1), ou plus vrai- semblablement avant les corrections d’Anastase — ce qui explique les divergences avec notre texte actuel de la traduction d’Érigène. Or, comme le De Praedestinatione fut composé en 859/860, il faut donc en déduire que la traduction de Jean Scot est achevée à cette époque. Tel est le raisonnement de l’érudit allemand.
Comme nous n'avons point pour but d'étudier maintenant la chro- nologie des écrits de Scot, il nous suffira dans ce travail sur Hilduin de montrer que le moyen terme utilisé par Traube ne saurait être admis et qu’Hincmar de Reims cite Denis non pas d’après la version de Scot à quelque état qu’on la suppose, mais d’après la traduction d'Hilduin. Ce qui frappe, en effet, à première vue dans ces citations du De Prardestinatione, c'est moins les ressemblances avec la version de Scot que les divergences ; on se rend compte immédiatement qu'il s’agit de deux œuvres d'origine différente et qui ne peuvent avoir le même auteur, De plus, on s'aperçoit à une lecture réfléchie que le vocabulaire de ces citations dionysiennes n’a rien de commun avec celui de l'Irlandais, et qu’il possède au contraire toutes les particularités de celui d’Hilduin.
(1) Traube écrit, #bid., p. 520, n. 3, encore au sujet d’Hincmar : « In eodem scripto, saepius laudat Dionysium Areopagitam tum a Johanne translatum, sed nondum, opinor, divulgatum. » Même si Traube n'avait pris soin de nous le dire, on aurait bien supposé que c'était une opinion et purement gratuite. Nous montrerons en son lieu que le travail de l’éditeur des Carmina loannis Scotti n’est point exempt de nombreuses et graves erreurs.
LA TRADUCTION DU PSEUDO-D/INIS PAR HILDUIN.
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Comme son maître Hilduin, Hincmar appelle la Hiérarchie ecclé- siastique, liber de ecclesiastico principatu ; de mème, c’est par le mot substantia, qu'est rendu dans ses citations dionysiennes le terme cata (1) : Scot dit toujours essentia ; nous retrouvons aussi la traduc- tion de ?css par cupiditas (2); c’est aussi benignus, et non point oplimus ou bonus qui traduit «7250: (3); en un mot le vocabulaire de ces citations est sans aucun doute le vocabulaire d’Hilduin ; mais de plus, quand Hincmar raconte la réunion des apôtres à Jérusalem, il ne le fait point d’après Scot, mais bien d’après l'interprétation d Hilduin dont il reproduit la traduction de £wapyuxov par vitae prin- cipis et la confusion de oxua et de oœux, sepulchrum et corpus (4).
L'erreur d'Hilduin signalée plus haut, à propos de æwmuepors se retrouve aussi dans Hincmar (5). Mais nous avons plus encore. Hincmar cite un large extrait de l’épitre à Démophile que nous lisons dans les Areopagitica. En tenant compte toutefois de ce fait que les deux auteurs ne reproduisent point le texte dionysien d’une façon absolument littérale, il ne sera pas difficile de reconnaitre
dans la citation d’Hincmar la traduction de son maître et bienfaiteur,
l'abbé de Saint-Denis.
HILDUIN PL, CVI, 34-35
Non habemus. inquit, ponti- ficem qui non possit compali intirmitalibus nostris, sed ipse innocens, et misericors, non erumpet, mneque clamabilt. Milis enim est et propiliatio pro peccalis nostris. Quaprop- ler non recipiemus, Oo Demo- phile, tuos zelantes impetus eliamsi decies millies resumas Phineem et Eliam, cum audie- rimus illa quae placebant et disiplebant benigno Jesu a ditipulis ejus qui fuere in carnis commoratione parti-
HINCMAR PL, CXXV, 223-226
Non habemus nainque pontificem qui non pos- sit compati infirmilati- bus nostris, sed et inno- cens est et misericors el non erumpel neque clamabit, et ipse mitis et propitiatio est pecca- torum nositrorum. Qua- propter non recipiemus ltuos zelantes impetus, eliamsi decies millies reaccipies Phineem et Eliam, ipsa audientes quae non placebant Je-
(1) PL, t. CXXV, 287 A ; Voir PG, t. III, 429 A. (2) PL, ibid., 226 C; Voir PG, ibid., 400 A.
(3) PL, ibid.
ScoT PL, CXXII, 1186
Non habemus summum sacerdotem non poten- tem compati infirmita- tibus nostris, sed et sine malilia est el mise- ricors. Non contendet neque clamabit et ipse mansuetus, et ipse pro- pitiatio est de peccatis nostris. Ilaque non re- cipimus tui non zelan- dos motus, neque si multolies recipias Phi- nees el. Eliam. Haec enim audienteJesu,non
(4) PL, t. CVI, 225B : « Qui cum beato Petro et Iacobo fratre Domini aliisque quamplurimis sanctissimis Christi discipulis, Hierosolymis apud scpulchrum vitae principis, velut ipse in libro de Divinis Nominibus narrat.. »
(5) PL, t. CVI, 226B : « … post mortem simul cum domesticis suis erunt
doemonibus »,
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cipes mansueti et benigni ipsius Spiritus. Docere enim, non cruciare, oporlet igno- rantes, sicut el coecos non cruciamus sed manu ducimus. Benignus namque errantem inquirit, el refugientem vocal, atque vix inventum in humeris tollit. Qui et refugientibus cupide jungitur, et non dedi- gnatur dedignari a se rejicien- tibus et sine causa provocan- tes se Lolerat el ipse excusat. Imo promittit mederi eos et appropinquantibus sibi prae- occurrit el obviat et totus com- plectens..… Quicumque igitur inique agere aut benefacere incipiunt, illos spiritus beni- gnitate aut malitia sociant,
P. G. THÉRY, O. P.
su, à discipulis qui tunc erunt mansueti et be- nigni spiritus participes Christus in mentlibus benignes sil, errantem inquirat et refugientem audvocel. et vix inven- tum in humeris tollat. Non deprecor, non male istud de nobis ipsis con- siliemur, neque in nos ipsos impellamus gla- dium. Quicumque enim inique agere, aut qui- cumque e contrario bene agere inchoant illos angelos, quorum voluntatem faciunt,sibi aul malilia aut beni- gnilate consociant.…
placebant mites tunc et optimi spiritus pariici- pes discipuli. Etenim sacralissimus noster mirabilis ordinatur in nansueludine docet opposios doctrinae Dei. Doceri enim non puniri oportel ignorantes : si- cut el coecos.
Quod quidem injuste facere quosdam, sive e contrario benefacere conantes, illi quidem non semper egerunt quae valuerunt.Sibimet autem maliliam aut bonilatem consocian- tes.
quorum voluntatem facere inchoant.
La brève analyse que nous avons faite précédemment du vocabu- laire d’Hilduin n'était point inutile; elle nous a permis de recon- naître avec certitude, dans le Liber De Praedestinatione, des extraits de la première version dionysienne (1). Si cette détermination fait évanouir une des bases sur lesquelles Traube édifiait sa chronologie des œuvres de Scot, elle confirme par contre notre opinion sur la version totale des écrits dionysiens par Hilduin.
(x) Les quelques citations de Denis insérées dans les Actes du concile national de Paris sur les images en 825 (cfr Maxsr, t. XIX, col. 452) seraient- elles aussi l’œuvre d’Hilduin ? Ces citations ne sont évidemment pas des extraits de la première traduction de Denis, puisque celle-ci fut faite sur le manuscrit apporté en France par les légats de Michel le Bègue, en 827, deux ans après le concile de Paris. Stiglmayr conjecture que pendant son séjour à Rome en 823, séjour qui nous est attesté par nombre de témoignages con- temporains, « Hilduin aurait traité de la traduction des œuvres de l’Aréopa- gite, avec les mêmes Grecs auxquels il dut ses sources biographiques, sinon avec les traducteurs du concile de Nicée ». (DE GHELLINCK, Le mouvement théologique du XII° siècle, p. 72.) Mais le texte de l’épître à S. Jean cité au concile de Paris est bien éloigné et de la construction et du vocabulaire du passage correspondant que traduira Hilduin quelques années plus tard; d'autre part ce texte et celui de la Hiérarchie céleste : De Celesti Militia, sont déjà utilisés exactement dans les mêmes termes dans la lettre du pape Adrien I à Charlemagne, au sujet du concile de Nicée, 787 (cfr Mans, t. XIII, col. 777, actio 4s). Les citations ont les mêmes coupures (après praefulgi) et les quelques variantes qu’on peut relever proviennent de divergences de
LA TRADUCTION DU PSEUDO-DENIS PAR HILDUIN. 43
$ 3. — Éruoe pu us. 903 [756-757] DE LA BIBLIOTHÈQUE ROYALE DE BRUXELLES
Nous pouvons considérer comme établis les résultats précédents, sur la version totale des écrits dionysiens par Hilduin et de l’identi- cation des citations d'Hincmar. Pendant longtemps nous avons mème cru que c’étaient les seuls résultats auxquels nous pouvions prétendre. C’est en faisant l'inventaire méthodique des manuscrits dionysiens dont nous publierons le catalogue, que nous avons décou- vert dans un manuscrit de la Bibl. Royale de Bruxelles le texte de la Hiérarchie céleste et de la Hiérarchie ecclésiastique, d’après la traduction d’Hilduin,
Ce manuscrit de Bruxelles, 756-757, portant le nuinéro 903 dans le catalogue Van den Gheyn, est du xv° siècle. Son contenu se divise à première vue en deux parties inégales qu’il importe d'étudier séparément : les prologues et le texte en quadruple version de la Hiérarchie céleste et de la Hiérarchie ecclésiastique.
La première partie ne comprend que les feuillets 7-11 ; et on y lit an ensemble de pièces accessoires, que nous retrouvons pour la plupart dans un grand nombre de manuscrits. Il y a d’abord les vers adressés par Jean Scot Érigène à Charles le Chauve (1), la lettre Gloriosissimo (2), la poésie du même traducteur en l’honneur de saint Denis (3) et enfin le prologue général de Scot aux quatre livres de l'Aréopagite (4). Primitivement ce prologue était adjoint, semble-t-il, à la lettre Gloriosissimo, mais il en fut bientôt détaché pour servir de préface particulière à chacun de ces écrits dionysiens.
lecture (p. ex. iniqui, Mans, t. XIII, 777, au lieu de inquit, ibid., XIV, 452) (cfr aussi le texte du ch. I, de la H. Eccl, Maxsi, t. XIV, 419, dont le Ivt concile de Constantinople se servira de nouveau pour établir la valeur, dans l'Église, du témoignage de la tradition (Mawsi, t. XVI, 160 B). D'où nous croirions plus volontiers, avec de Ghellinck (Op. cif., p. 72) que ces citations de l’Aréopagite qui n'ont aucun rapport littéraire avec la version d'Hilduin, sont l'œuvre des premiers traducteurs du concile de Nicée. Plus tard, vers 870, Anastase le Bibliothécaire, pour justifier sa nouvelle version, les qualifiera en ces termes : « non quod ante nos minime fuerit interpretata, sed quod interpres pene per singula relicto utriusque linguae idiomate, adeo fuerit verbum e verbo secutus, ut quid in eadem editione intelligatur aut vix aut numquam possit adverti. . » (PL, t. CXXIX, col. 195 R).
(1) PL, t. CXXII, 1029-1030. « Hanc libam sacro Graecorum... sumitur uva ferax ». (2) Zbid., 1031 A-1033B. « Valde quidem admiranda... lector studiosus ingrediatur ».
(3) Zbid., 1037-1038. « Lumine siderio Dionysius.. mystica dicta docent ».
(4) Jbid., 1033 B-1036 A. « Primus itaque liber.. per excellentiam essentiae fecurrere ».
44 P. G. THÉRY, O. P.
Au fol. 8 v°, le scribe, après un très bref intervalle, transcrivit quelques lignes d’un auteur inconnu de lui, ou plus vraisemblable- ment qu'il a confondu avec Scot Érigène. Ces lignes se présentent comme une seconde préface à la Hiérarchie céleste : « Magnus Ario- pagite Dionystus antiquorum pater et doctor vencrabilis, postquam a bsato paulo apostolo (1) ab errore paganorum et cullu ydolorum ad viam verilalis el rectam fidei christianae scientiam conversus est et ab eodem atheniensium civitale ordinatus episcupus scripsil ad beatum Timotheum ephesiarum episcopum, suum alque condiscipulum divino usus stilo fulyurante sermone, se ejusdem panis verbo quo vivunt angels repletum ostendens, de celesli principatu id est de ordinibus angelorum insigni eloquencia, sicut revera is qui in celo os suum posuerat, cum de celestibus loquebatur, ubi corde et conversacione degebat, hec per sequenria capitula sufficientissima disserens. » Ce second prologue nous le retrouvons, mais toujours anonyme, dans d'autres manuscrits dionysiens : par exemple à la Bibliothèque Nationale de Paris, ms. 15629, fol. 4 ; 47341, fol. 4 ; 48105, fol. 29 vo: à la Bibl, Municipale de Troyes, ms. 841, fol. 1 ; à la Bibl. Municip. de Bruges, ms. 160 ; à la Bibliothèque Vaticane, ms. 476, 477.
Dans les collections des commentaires des deux Hiérarchies qui se répandent à la fin du xime siècle et au xiv° (2), ce prologue anonyine occupe ordinairement la première place. Et c’est à bon droit, car c’est en réalité le plus ancien que nous possédions. Nous en lisons le texte (3) au ch. IX° du Post beatum ac salutiferam, composé en 825 par Hilduin, sur l’ordre de Louis le Pieux. Cette pièce est donc sans aucun doute l’œuvre de l'abbé de Saint-Denis. Elle servait de préface à sa traduction de la Hiérarchie céleste; et il l’inséra quelque temps après, dans sa Passion de Denis. On n'en connaissait plus l'origine mème avant le xu* siècle et si on la trans- crit fréquemment, c’est toujours sous forme anonyme.
Les feuillets 8 v°-9 v° de notre manuscrit 756-757, contiennent la célèbre épitre {nter Caetera (4). Elle fut adressée à Charles le Chauve
(1) Hincmar de Reims, dans un opusculce dirisé contre Hincmar de Laon, écrit : « B. Dionysius Areopagites antiquus scilicet et venerabilis pater sicut didicit a Paulo apostolo, qui raptus usque ad tertium coelum... ». PL,t. CXXVI, 325 D. Voir aussi PL, t. CXXV, 225 A-B.
(2) Voir notre étude sur le commentaire de la Hiérarchie céleste par Jean Sarrazin, dans Revue des sciences philosophiques et théologiques, 1922, p. 76 en particulier.
(3) PL, t. CVI, 29 A-B, contient le prologue que nous étudions, sauf le début, qui est résumé dans le ch. VILIe du Post beatam ac salutiferam, PL, ibid,, 28 C-29 A.
(4) PL, t. CXXIL 1025.
LA TRADUCTION DU PSEUDO-DENIS PAR HILDUIN. 45
par Anastase le Bibliothécaire de l’Église de Rome, sous le pape Nicolas ler, an sujet de la version de Scot Érigène. Nous étudierons ailleurs le contenu, l'importance et la diffusion de ce doeument. Considérons seulement pour l'instant la place qu'il occupe dans le . manuscrit de Bruxelles. 11 vient après la lettre Gloriosissima de Scot et le prologue général de ce dernier. Or cette place n'est: point normale. Primitivement, l’épitre {nter . Caelera. se trouvait en tête des manuscrits de versions dionysiennes, issus de l’exemplaire d'Auastase. C’est l’ordre suivi, par exemple, dans les manuscrits 1618, 1619, 2612, 15629, 15687, 17341, 18105 de la Bibl. Nat. de Paris. Si donc le manuscrit 756-757 adopte un ordre diflérent, ce n'est point sans raison. Quelle est cette raison ? Le copiste, nous l'avons vu, ne connaît pas.le prologue Magnus Ariopagite, comme œuvre personnelle d'Hilduin. {1 le rattache à celui de Scot. D’autre part, il veut visiblement donner une préface particulière à chacune des quatre versions qu'il a dessein de transcrire. N’en ayant plus pour la seconde version, puisqu'il l’a jointe à celle de Scot, il ne trouve rien de mieux que de reproduire la lettre d’Anastase.
Et ce choix se comprend. Cette lettre traitait des ouvrages de Denis ; de plus on la trouvait dans un grand nombre de mavuscrits dionysiens. Le scribe ne pensait point que la présence de cette lettre poserait plus tard un problème d'attribution littéraire et que d’autre part la place qu’elle occupe dans le manuscrit, contribuerait à le résoudre. Mais comme nous avons identifié le second. prologue Magnus Ariopagite, et reconnu: l'embarras du scribe, nous consta- tons par là même que la lettre [nter Caetera est hors de propos et que c'est par ignorance et pour combler une lacune supposée, qu'il a été transerit dans ce recueil de versions dionysicnnes. ik brise d’ailleurs l'harmonie du manuscrit puisqu'il constitue uae cinquième préface, alors qu'il y à seulement quatre versions. Il importe pour notre analyse ultérieure de ne point perdre de vue ce résultat,
Enfin les feuillets 9 v°-10 vo, 40 v°-11, du manuscrit de Bruxelles reproduisent le prologue d’Ambroise Traversari (1) et celui de Jean Sarrazin (2) a la Hiérarchie céleste du Pseudo-Denis.
Si nous écartons la lettre Inter Caetera d’Anastase le Bibliothécaire, nous avons donc dass la première partie de notre manuscrit:quatre prologues de version .dionysienne : ceux de Scot Érigène, d’un
(x) Voir Opera Dionysii Carthusiani, t. XV, p. 311-313. Tournai, 1902. « Nobilitatem generis divitiarumque copiam.… sinceritas dogmatum istud ostendit ».
(2) Jbid., p. 285-286. « Quoniam prudentiae vestrae... transferam poteris impetrare ». ‘
46 P. G. THÉRY, O0. P.
anonyme en qui nous avons reconnu Hilduin, d’Ambroise Traversari, le Camaldule, et de Jean Sarrazin. Comme on le voit, l’ordre chrono- logique n'est point respecté : Hilduin est placé après Scot, et le Camaldule, du xiv° siècle avant Jean Sarrazin du xue.
Abordons maintenant l’étude de la seconde partie du manuscrit qui comprend les feuillets 12 v°-130. Nous y trouvons quatre ver- sions de la {liérarchie céleste (fol. 12 v°-67) et de la Hiérarchie ecclésiastique (fol. 69 v°-138) (1). Ces versions sont disposées sur quatre colonnes en regard et correspondent aux prologues de la première partie : dans la première colonne, est transcrite la traduc- tion de Scot Érigène, dans la troisième, celle d’Ambroise Traversari, et dans la dernière, celle de Sarrazin. Dans la marge supérieure, en face de chacun de ces trois textes, le copiste a écrit les noms de Scoti, Ambrosii, Iohannis. Mais en face du texte transcrit dans la seconde colonne, nous ne lisons aucun nom d'auteur. Dans ce manuscrit 756-757, la seconde version est anonyme. Peut-on cepen- dant en déterminer l’auteur avec précision ? Van DEN GHEYN, dans son catalogue des manuscrits de la Bibliothèque Royale de Bruxelles, se fondant sans doute sur la lettre /nter Caetera, attribue cette seconde traduction à Anastase le Bibliothécaire qu’il désigne par le nom de Pseudo-Anastase ; ce qui prouve qu’il n’était point très rassuré sur cette attribution. Et en effet, ce ne peut être l’œuvre du bibliothécaire de Nicolas 1+. |
Quoi qu’en pensent certains érudits allemands, Anastase n'a jamais fait aucune traduction nouvelle des écrits dionysiens, et sa correction de la version de Scot Érigène n’alffectait que de rares passages. Nous n’insistons pas ici sur ce point, devant y consacrer une étude spéciale. Dans ces conditions, il faut imposer à nos recherches une nouvelle orientation. Nous avons remarqué, d’une part, que la lettre Inter Caetera avait été introduite dans le manuscrit 756-757 par un scribe ignorant, et d'autre part, que l’ordre des versions correspon- dait à celui des prologues : la version anonyme de notre manuscrit correspond au prologue anonyme. Ur comme cette préface Magnus Ariopagite est l’œuvre d’Hilduin, le texte anonyme de la deuxième colonne ne représenterait-il pas lui aussi l’œuvre de l’abbé de Saint- Denis, sa version intégrale de la Hiérarchie céleste ?
Le seul examen externe du manuscrit nous invite à répondre par l’affirmative, L'étude directe du texte, qu’il nous faut maintenant entreprendre, va nous apporter à son tour d’autres éléments de solution.
(x) Les feuillets 67 vo-69 vo sont blancs.
ns mes mt
LA TRADUCTION DU PSEUDO-DENIS PAR HILDUIN.
47
Lisons d’abord une page comparée de la version anonyme et de la traduction de Scot, avec le texte grec en regard.
PG, t. III, 120 A-121 À
"Or näca Gex Elapus, xaTx àayabornra roux} él; Ta TOOVOOUUEVA TPOÏOUT A, LÉAÆt TA * Xi OÙ TOUTO uovov, &ÀÂQ Kai EVOTOUE Ta
EAAaUTÔUEVX î
[iox déoi: ayalr, vai Ty Ooprux TÉÀUOY dyxobEv ETTI, XATACHIVOY ARNO TOÙ Marcos roy quorwr * z)1à xxi T20x Ilarpouumrou coropavelzs MPIOÎCE, els YUS zyx800670s IPAUTUTA, At GS ÉVORO0s OUvauts YaTAT GG MAG AVAT ÀAnpoi, xal ETIOT PÉPEL TU0Z TNY TOÙ cuxywyos [zrpôs Evérnrz, azi Gcroudy arhornra. Kai Y20 EG ATOS RAVTA, Kai Es aUTOV, 5, Ô Lepos Eqn Àdyos.
Scot Erigène PL, t. CXXII, 1035 B
Quoniam omnis divina illuminatio secundum bonilatem varie in prae- visa proveniens manel simpla, et non hoc solum, sed et unifica- illuminata.
B. R. Bruxelles, 756-57, fol. 142 vo
Omne datum oplimum et omne datum perfec- tum desursum est des- cendens a patre lumi- num. Sed et omnis patre molo manifesta- cionis luminum proces- sio in nos optime ac large proveuiens. Îte- rum ut unifica virtus restituens nos replet el convertit el ad congre- ganlis patris unitatem et deiticam simplicita- lem. Elenim ex ipso omnia et in ipsum ul divinum ait verbum.
Version anonyme B. R. Bruxelles, 756-357, fol. 12 vo
Quia omnis divinus splendor secundum be- nignilatem varie in pro- videntibus procedens manet simplex. Et non hoc tantum sed coadu-
‘[natilla que splendorem
accipiunt.
Omne datum optimum et omne donum perfec- tum desursum est a patre motus et appa- rentis luminis proces- sus in n0s benigno dato veniens sicut et coadu- patrix virtus proposite nos replet et convertit ad congregatoris patris unilalem et deificam simplicitatem. Etenim ex ipso omnia et in ipso sicut sacer inquit sermo.
A la lecture de ce début de la Hiérarchie céleste, on s'aperçoit déjà que la version anonyme n’est point en progrès sur celle de Scot Érigène, et qu'elle lui est même inférieure, ce qui ne s’expliquerait point s’il s’agissait d’un travail d’Anastase le Bibliothécaire. De plus
le vocabulaire et la syntaxe sont trop différents dans les deux textes pour nous permettre de conjecturer que la version anonyme repré- sente une première rédaction de la version de Scot. Nous trouvons d’ailleurs dans le titre même une indication qui confirme le résultat auquel nous avait amené l'analyse des prologues. C’est le terme benignilaitem, traduction du grec ay«ornra. Or nous avons remarqué plus haut que dans ses traductions personnelles (1), Hilduin rend
(1) Nous parlons ici des traductions personnelles d'Hilduin ou élaborées sous sa direction. En un cas, cependant, nous rencontrons dans sa version le
48 ._ P: G. THÉRY, O. P.
habituellement le mot &yaÿo; par benignus, tandis que Scot préfère le terme optimus. Nous avons donc dans ce titre du I‘ chapitre de la Hiérarchie céleste un terme faisant partie du vocabulaire propre à Hilduin. Si maintenant nous voulons étendre notre enquête lexico- graphique, nous trouverons dans cette version anonyme, toutes les caractéristiques des extraits dionysiens insérés dans le Post beatam ac salutiferum et que nous avons reconnues dans le De Praedestina- tione d’Hincmar de Reims. 1! suffira de signaler quelques exemples. Comme dans les Areopagitica, le grec iccapyta est fréquemment traduit par sacer principalus (1), ovaix toujours par. substantia (2). Nous constatons aussi que dans sa Passion de Denis, Hilduin éprouve quelque embarras à traduire les composés de et9:5. Parfois il trouve le mot juste : rt 70 ayMowroed::, quid est quod humana specie ; mais c'est le plus souvent par visus qu’il rend ce suffixe eides : ri ro leovro exdés, rl To (Sonsudis, ri ro asrcedis, quis visus lsoninus, quis visus
terme optimum pour rendre zyx00:, mais alors Hilduin ne fait que rapporter un texte scripturaire, d’après ie Vulgate (voir page précédente : omne datum optimum — näca Jéois &yaln ; c'est une citation de l’épitre de S. Jacques, 1,17). Cette exception donne plus de valeur encore à notre constatation. On rencontre aussi dans Hilduin le terme bonus, mais c’est pour traduire quel- quefois des composés d’ayxlos, ou le préfixe et (sensibiles bonos odores), fol. 13vo— ras aoÜnras euwdtas, PG, t. IL, 121 D) ou le plus souvent x# cs (bomas contemplationes, fol. 19 vo = xælas Üswnixs, PG, ibid., 141C ; il rend aussi x4Aos par bene: benefactam, fol. 22 vo — xx2onucv'; PG, ibid., 145 C; bene a nobis, fol. 25 vo = 42/05 puiv, PG, ibid., 177B). Chez Scot Érigène, on trouve aussi bonitas, mais pour rendre le substantif oyaborns, et parce que l'adjectif optimum, employé par Scot, n'a pas de substantif équivalent. Nous pouvons donc établir en règle qu'Hilduin, dans ses traductions per- sonnelles, rend l'adjectif æyaÜcs par benignus et Scot Érigène par optimus.
(1) Ms 756-757, fol. 12 vo. « Et ab ipsis simbolise nobis et anagogici proditos celestium spirituum sacros principatus » ; ScoT, ibid., « et ab ipsis sy mbolice nobis et aragogice manifestatas celestium animorum Ierarchias » ; PG, ibid:, t. IIL, 121B; cfr encore fol. 13 vo, 14 vo, etc.
(2) Tbid., fol. 14 vo. « Et Thesu Dei humanati divine eucharistie perceptionem et multas alias celestibus substanciis » ; ScoT, ibid., « Et Iesu participacionis ipsam divinissime (aliter devotissime) eucharistie assumptionem et quaecumque alia celestibus quidem essentiis » ; PG, ibid., 124 À, voir aussi fol. 15 vo, etc. Quand Hilduin dit essentia, c'est pour traduire 6yrx (voir par exemple, fol. 25 v°, un texte tout à fait caractéristique d’Hilduin : « Verum primo omnium illud dicere est quod benignitatis omnis supersubstancialis et divinus principatus essencium substancias subsistencie ad esse dux substituens ; RDGTOY ATAVTOY EXEÎVO EiTTEir
aAnDEs, @s 27y2007n7t AG n ÜRepoucuos bexoyixATRs Tv ÉvTwY oùTikG
*: UTCOTNOACA, Tpôs TO ELA rapryxye, PG ibid., 177 C. Voir aussi la phrase
suivante, De même, quand Scot Érigène emploie 12 terme substantia, ce n’est jamais pour traduire oùoix. Des notations lexicographiques de ce genre, nettement établies, nous ont permis plus d'une fois de reconnaître dans l’im- mense littérature du moyen âge, le véritable auteur de tel ou tel écrit,
LA TRADUCTION DU PSEUDO-DENIS PAR HILDUIN. 49
citulinus ? (1) Dans la version anonyme du ms. 756-757, si le terme species est quelquefois employé, c’est le plus souvent le mot visus qui est choisi (2).
De ce seul point de vue philologique, qu'il serait facile d’enri- chir d’après nos analyses précédentes et qui nous permet d'établir une concordance parfaite et exclusive entre le vocabulaire des Areopagilica, et celui de notre version anonyme, nous pouvons donc reconnaître en ce texte du manuscrit 756-757, la première traduction dionysienne élaborée par Hilduin, abbé de Saint-Denis entre les années 827-835. L’examen de la première partie du manuscrit nous avait acheminé déjà vers cette conclusion.
Mais pour prouver l'authenticité de cette traduction d’Hilduin, nous n'avons pas à notre disposition, que l'argument lexicogra- phique, si décisif soit-il. On peut en fournir des preuves peut-être plus directes encore. Nous avons vu qu’Hilduin, pour donner un aperçu de l’activité intellectuelle du « premier évêque de Paris », inséra dans le Post bealam ac salutiferam tous les titres des grands ouvrages de Denis, des deux Hiérarchies, des Noms divins et de la Théologie mystique. Nous avons donc un moyen de contrôle direct et nous pouvons rechercher si la traduction des titres dans la deuxième version du manuscrit 756-757 ressemble à celle que nous lisons dans les Areopagitica. De fait, les deux écrits concordent exactement sur ce point. Quelques exemples suffiront à le montrer (5).
SCOT ÉRIGÈNE, bd.
PL, &. CXXI, 1035 Quai pulchre divina el celestia ecitam per dis-
Post beatam et salutiferam PL, 1. CVI, 29B Secundo, quia decenter divina et coeleslia, per
Ms. 7506-57, fol. 14 vo
Quia decenter divina et celestia per insimilitudi-
insimililudinem symbola, monsitrantur.
Tertio, quid est Hierar- chia, {[idest sacer principa- fus) (4), et quis est erya hierarchiam profeclus.
num symbola monstrans-
tur. Capitulum secundum. fol. 22 vo
Quid est hierarchia et quid
est erga hierarchiam pro-
feclus.
(1) PL, t. CVI, 30 A ; PG, t. LI, 325 D. (2) Ms. 756-757, fol. 14 vo. « Opinemur celestes et Dei visos spiritus multipe-
sunilia symbola imani-
festantur. Capil. sec. tbid,
Quid est lerarchia et
que per lerarchiam uti-
litas.
des esse; PG, ibid., 137 À : Oiouela, Toùs oupavicus nai Uensudsis vos ToAuTr00as elvas » 3 fol. 18 vo « Quidem enim in honorificencioribus sacris plas- Aus verisimile erranem auri visas putant esse celestes substancias » ; PG, ibid., 141 AB : à is péy ag Tas Tuwrépas isomhxaTias eixcs EaTe ai RAzrvau, ApuT ur dEis TUVAG OIOUÉVOUS ELVAL TA: OUpaVIAs GUGIXS » ; etc.
(3) H n’y a d'ailleurs aucune exception à cette concordance.
(4) Ces mots représentent une glose explicative de l’auteur des Areopagitica, Ils ne sont point dans le texte grec, PL, t, II, 164C,
REVUB D'HISTOIRE ECCLÉSLASTIQUE, AXI . 4
50 _ P. G. THÉRY, O. P.
fol. 25 vo ibid. Quarto, quid significet an- | Quid significat angelorum [Quid significet angelo- gelorum cognominatio. cognominacio rum cognominacio
fol. 29 vo ibid.
Quinto, cur omnes coeles-| Cur omnes celesies sub-|Quare omnes coelestes tes substantiae in çcom-|stancie in commune an-lessentiae communitler mune angeli dicuntur. geli dicuntur. angeli dicuntur.
A moins de déclarer inauthentiques les Areopagitica — hypothèse évidemment invraisemblable — il nous faut regarder cette concor- dance comme une nouvelle preuve que la version est bien l’œuvre d'Hilduin et l’une des sources principales du Post beatam ac salut- feram, la source unique des chapitres IX-XVIL.
Enfin, si vraiment Hincmar de Reims a cité Denis d'après la traduction d’Hilduin, comme nous l’avoas précédemment établi, nous devons retrouver dans le manuscrit de. Bruxelles, ces extraits du travail d’Hilduin insérés dans le De Praedestinatione.
Là encore, nous constatons une concordance absolue. Nous lisons en effet, au fol. 58 v° : « De sensuali enim ignt est dicere in omnes et per omnes immixle venit el precellet omnibus et omni lucens cum sut simul est el sicut occullus ignotus. [pse a se non in porro jacenti materie oslendens propriam operacionem innumerabilis et invisibilis seque lenibilis et omnes quibus fil ad suam operacionem mutlans tradalis sui ipsius omnibus sibt adproximantibus.… » ; et au fol. 87 v°: « Pro omnibus enim thearchica beatitudo et si benignilate divina procedit ad participancium ejus divinorum communionem, sed non foris secundum substanciam immobilis stacionis et stabilitatis fit. » Ces deux textes se lisent exactement sous celte forme dans le De Praedestinatione d'Hincmar.
Nous ne connaissions jusqu'ici de la traduction d’Hilduin — dont le fait nous est garanti par des documents contemporains — que les extraits légèrement glosés et les résumés insérés dans le Post beatam ac salutiferam. L'étude du manuscrit 756-57 de la B. R. de Bruxelles nous à perinis d'identifier le texte intégral des deux premiers écrits dionysiens : la Hiérarchie céleste et la Hiérarchie ecclésiastique, d’après la version d’Hilduin. C’est dans un manuscrit de la B. N. de Paris, qui va d’ailleurs nous fournir d’autres preuves d'authenticité, que nous allons maintenant trouver, avec la traduction de ces deux livres, celle des Noms divins, de la Théologie mystique et des Lettres. (A suivre.)
Kain (Le Saulchoir). P. G. THÉRy, O. P.
(x) Voir PL, t. CXXV, çol. 287 À, 313 A-B.
CE QUI RESTE
DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE
RUYSBROECK
I
LA PREMIÈRE BIOGRAPHIE DE RUYSBROECK ET SES QUALITÉS
Le plus ancien biographe du bienheureux Jean de Ruysbroeck, premier prieur de Vauvert, est l’un de ses disciples immédiats, sous- prieur du même monastère, le hollandais Jean Theoderici (Lierckx, Diercxsens), dit communément Jean de Schoonhoven, du noin de sa ville natale (1). Les bollandistes l’ont établi péremptoirement, en 1885 (2).
Jean de Schoonhoven avait commencé par écrire un panégyrique de son maitre Ruysbroeck, quelque temps après la mort de celui-ci (t 2 décembre 1381). Impossible d'indiquer la date exacte de la rédaction, antérieure sûrement à la fin du x1v° siècle. Cet éloge n’a pas été transmis tel quel à la postérité, l’auteur ayant jugé expé- dient, plus tard, de le convertir en biographie, en y apportant les changements nécessaires à cet effet. Il acheva cette transformation entre le 5 janvier 1409 et le 6 décembre 1411.
Voilà comment la première Vie de Ruysbroeck a vu le jour.
Les bollandistes avaient prouvé son existence en se basant sur les déclarations formelles d’un obituaire du couvent de Vauvert, con- servé à la Bibliothèque royale de Bruxelles (ms. 11, 155). La rédac- tion initiale de ce manuscrit, rédaction qui date des prenières années du xv° siècle, porte expressément que Schoonhoven est l'auteur d’une biographie de Ruysbroeck (fol. 148 verso) et renvoie a cet ouvrage en deux autres endroits (fol. 35 et 52), à propos de
(1) Schoonhoven, en Hollande Méridionale,
(2j De Origine monasterii Viridisvallis una cum Vitis B. Tr Rus- brochii, primi prioris hujus monasterii et aliquot coætaneorum ejus, préface et postiace. (Analecta Bollandiana, t. IV, 1885, pp. 257-259 et 334.)
52 PAUL O’SHERIDAN.
religieux (Renier de Valle et Gautier Neve) dont Pomerius, le biographe subséquent, ne dit pas un mot;
Le créateur du registre mortuaire en question est l'archiviste conventuel Sayman de Wyk, quarante-troisième religieux de chœur. Né en 1374 à Zaltbommel, en Gueldre, il prit le 12 mai 1398, à l'âge de vingt-quatre ans, l'habit de chanoine régulier à Vauvert, fut ordonné prètre, classa et inventloria les titres de propriété de sa communauté, les copia ou les fit copier dans un cartulaire, et mourut le 22 novembre 4438 (4)
Le texte primitif de l’Obituaire a été inscrit d’un jet. L'écriture est d’une seule main (celle de Wyk), l'encre très pâle, le millésime marqué presque toujours en chiffres romains ; les numéraux C sont écrits en minuscule et par conséquent non barrés.
La notice nécrologique du chanoine Francon de Atrio, de Ruys- broeck (F 1° août 1410), est comprise dans cette rédaction pre- mière (2), Maïs celle qui la suit immédiatement dans l’ordre chrono- logique, la notice du convers Nicolas Bol (+ 6 décembre 1411), est d'une encre un peu différente, et l'écriture, bien qu'elle soit encore celle de Wyk, a légèrement chaugé : le millésime est marqué, comme précédemment, en chiffres romains ; mais les C indiquant le nombre des centaines sont en majuscule et chacun d’eux est traversé d’une barre verticale (3).
Le texte initial de l’Obituaire a donc été écrit entre le 1°" août 1410 et le 6 décembre 1411 — par conséquent, avant l’entrée de Pomerius à Vauvert (1412).
La Vie de Ruysbroeck, par Schoonhoven, est mentionnée dans ce texte (4). Forcément, elle lui est antérieure ; mais elle a dù être achevée peu auparavant, car il n’y a pas l’ombre d'un doute que la dernière main n'y ait été mise après la mort du deuxième prévôt de Vauvert, Renier de Valle (van den Daele), décédé le 5 janvier 1409 (n. st.). Elle contenait, nous dit l’Obituaire, un magnifique éloge de ce prélat (5); ce que Schoonhoven n’eût pu faire décemment du vivant de celui-ci.
(1) Obituaire de Vauvert, fol, 15 et 116. (Bibl, roy. de Bruxelles, ms. I, 155.)
(2) Ibid, fol. 87 verso.
(3) Ibid. fol. 119 verso.
(4) (2 decembris,) « Anno Domini M.CCC.LXXXI0 obiit venerabilis pater dominus Johannes de Rusbroeck, primus prior et fundamentum hujus monas- terii. Hujus sancti patris vitam gloriosam frater Johannes Theoderici de Scoenhovia veraci atque egregio stilo, utpote qui eumdem novit, vidit subque ac cum ipso hic vixit, fideliter conscripsit. » (Ibid. fol. 118 verso.)
(5) (5 januarii.) « Item anno Domini M.CCCC.VIIL (addition d'un maïn pos- térieure : secundum stilum curie Cameracensis) obiit venerabilis pater domi-
CE QUI RESTE LE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. 53
C'est donc entre le 5 janvier 4409 et le 6 décembre 1441 que la première biagraphie de Ruysbroeck a été terminée. Peu de temps auparavant, l’auteur avait défendu brillamment la doctrine du Maître contre les attaques d'un adversaire redoutable entre tous, le chan- celier Gerson (1).
— Qu'est-il advenu de cette Vie primitive ?
Dès la fin du xv° siècle, on tout au commencement du xvi°, l’archi- viste de Vauvert Jean Jonckheere (+ 1510) la déclarait perdue (2). Mais cette perte doit remonter plus haut encore :
Parmi les manuscrits de la bibliothèque de Vauvert qui sont con- servés à la Bibliothèque royale de Bruxelles, il y en a un du xv° siècle (Fonds Van Hulthem, 15129), où un vauvertin inconnu a colligé et copié les œuvres de Jean de Schoonhov en qu'il a pu se procurer, soit ayant, soit après la mort de ce sous-prieur (f 22 janvier 1432). La transcription ne doit pas ètre postérieure de beaucoup à ce décès : le chanoine régulier qui l’a faite s'intitule, dans le prologue qu'il a écrit en tête du volume, « humble disciple, naguëre, du vénérable Père Jean de Schoonhoven, sous-prieur du monastère de Vauvert, de pieuse mémoire » (3).
Les écrits de Schoonhoven se trouvent à peu près tous dans ce recueil. Sa Réponse à Gerson y figure en bonne place. Mais sa Vie de Ruysbroeck n’y est pas (4). Elle n'existait donc plus à Vauvert, dès cette époque.
nus Reynerus de Valle, secundus prepositus hujus monasterii. Ad quantam Perfectionem iste pervenerit, qualiterve vixerit, quidque in quibus profecerit, si scire volueris, perlege Vitam domini Johannis de Rusbroeck, primi prioris nGstri et predicabis Deum in sanctis suis etiam nostris temporibus fore mirabilem. » (Obituaire, fol. 35.)
(1) Cette défense a dû être écrite en 1406 ou en 1407. Il y est dit, à propos de Ruysbrocck : « Nam a tempore mortis suae 25 anni effluxerunt vel cir- citer. s (Voir AUGER, Étude sur les mystiques des Pays-Bas au moyen âge, Bruxelles, 1892, p. 252. note 2.)
(2) Analecta Bollandiana, t. IV, p. 258.
(3) Voici tout le passage : « Hunc libellum quidam frater, presbyter pro- fessus Viridisvallis, nuper humilis discipulus venerabilis patris et supprioris &usdem monasterii, fratris Johannis de Scoenhovia, piae memoriae, com- Pilavit ex diversis epistolis ct aliis scriptis ejusdem venerabilis patris, prout ad manus ejusdem fratris, eodem venerabili patre adhuc vivente ac etiam Post ejus obitum, pervenere. Et hoc ad requestam cujusdam devoti sacer- dotis, nomine Henrici Ysenbairt, curati ecclesiae Sancti Martini de Zavel- then prope Bruxellam qui, ob ejusdem patris noticiam et famam celeberri- mam quam de eo habuit, idipsum sic fieri ab eodem fratre, crebris precibus, humiliter requisivit. »
(4) Ni sa Vie de Jean de Lecuw, dont il sera te ci-après.
51 PAUL O'SHERIDAN.
On n’en avait rien retrouvé jusqu'ici, pas une ligne, pas un mot. Je suis parvenu à en découvrir des fragments assez considérables, dissimulés dans la deuxième Vie de Ruysbroeck, par Pomerius.
J'avoue qu'il m’eût été plus agréable de les dénicher ailleurs. Cette trouvaille ne porte que sur des textes connus et publiés. Elle ne révèle aucun détail nouveau de l’existence de Ruysbroeck, Quel avantage, dès lors, peut-elle bien offrir ? — Quel avantage ? Celui d'établir que les faits énoncés dans les passages ainsi mis en lumière reposent sur les déclarations autorisées et sincères d’un contempo- rain de Ruysbroeck, admis dans son intimité et témoin quotidien de ses actes, et non pas sur les allégations fantaisistes d’un hagiographe postérieur.
— Sayman de Wyk, appréciant dans l’Obituaire la Vie de Ruys- broeck écrite par Schoonhoveñ, en loue le style véridique et excel- lent. IT insiste sur ce point que l’auteur a connu le premier prieur, l’a vu, a vécu avec lui et sous ses ordres (1).
Jean de Schounhoven, d’après sa notice nécrologique, inscrite dans ce registre mortuaire (2), est mort le 22 janvier 14432 (n. st.), dans la cinquante-quatrième année de sa profession. Celle-ci a donc eu lieu en 13578, et Schoonhoven doit avoir commencé son noviciat, à Vauvert, en 1377. ]1 a vécu, par conséquent, auprès de Ruysbroeck, pendant quatre ans. |
Mais une histoire peut être racontée par un témoin oculaire et ne mériter, tout de même, aucune créance. Tant vaut l'écrivain, tant vaut l'ouvrage.
Que faut-il penser du premier bivgraphe de Ruysbroeck ?
— Jean de Schoonhoven est uñe des illustrations, ou plutôt — n'exagérons rien — une des notoriétés de la congrégation de Win- desheim, à laquelle la maison de Vauvert s'était affiliée en 1412. Jean Busch parle de lui, de facon élogieuse, en plusieurs endroits de sa chronique de Windesheim, rédigée en 1464.
Avant de prendre la robe blanche et la cape noire des vauvertins, Schoonhoven avait obtenu le grade de maitre ès arts (3). Dans la suite, il est devenu sous-prieur de Vauvert et semble lètre resté jusqu’à son décès. 1 a été également l’un des visitateurs de l'Ordre. On doit l'avoir fort goûté comme prédicateur; car il a été chargé, à diverses reprises, de faire le sermon d'usage, lors des chapitres généraux. Mais c'est surtout comme guide spirituel qu'il a été apprécié, de son vivant et plus d’un siècle encore après sa mort. Ses
(1) Voir, deux pages plus haut, note 4, l’article nécrologique de Ruysbroeck. (2) Elle est publiée dans les Analecta Bollandiana, t. IV, p. 265, note 1. (3) Voir ibid. p. 262.
CE QUI RESTE DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. 55
œuvres ascétiques (sermons, lettres, traités divers), rédigées en latin et presque toutes inédites, sont copiées dans une centaine de manuscrits conservés actuellement dans les bibliothèques de Bel- gique, de Hollande, d'Angleterre et d'Allemagne.
Exception faite de la Réponse à Gerson, où Schoonhoven s’est vraiment surpassé, ces écrits ne dépassent, ni comme fond, ni comme forme, le niveau d’une honnète médiocrité. Mais ils donnent, au point de vue moral, une excellente idée de leur auteur, qu'ils mon- trent plein de belles qualités, dont deux particuliérement précieuses chez un hagiographe : la franchise et la pondération.
Que Schoonhoven ait été franc, rien ne le prouve mieux que ses lettres, dont la sincérité ne recule pas, quand il le faut, devant les vérilés désagréables. (Lettre à un religieux inconnu. — Lettre au novice Gilles Bocheroul, futur prieur de Bethléem-lez-Louvain.)
Et quant à sa pondération, toutes ses œuvres en témoignent. Elles révélent, chez ce hollandais de naissance, le tempérament calme, froid, réfléchi, de sa nation. Sous la plume de Schoonhoven, aucune phrase qui ne soit pesée et longuement méditée. 11 ne s’échauffe pas ; il ne s’emballe jamais. Voyez sa deuxième lettre à son neveu Simon de Schoonhoven, religieux profès d’Eemnstein ; il y réfute avec une modération et une douceur parfaites les reproches virulents et par- faitement injustes de son correspondant.
On peut être assuré par là que sa Vie de Raysbroeck était sensée, raisonnable et sincère. Que peut-on demander de plus à une Vie de saint ? |
Il devait même y être fort peu question de miracles. Sinon, Schoon- hoven n’eût pas manqué de faire allusion à ceux-ci, au cours de sa polémique avec Jean Charlier, dit de Gerson, le célèbre chancelier de l’université de Paris.
On sait ce qui a donné lieu à ce débat : Invité par un chartreux d'Hérinnes, avec qui il était lié, à donner son avis sur l’œuvre maitresse de Ruysbroeck, la Parure des Noces Spirituelles, Gerson loue les deux premières parties de ce livre, maïs critique sévèrement la troisième, qui traite de l’union de l’âme avec Dieu. Schoonhoven intervient et écrit an mémoire en réponse, non pour défendre l’ortho- doxie de son Maitre — elle n’était point en cause : jamais Gerson n'a considéré le prieur de Vauvert comme un hérétique —, mais pour justifier le langage mystique dont l’impropriété était signalée.
Schoonhoven n'hésite pas à affirmer, dans ce but, que Ruysbroeck a écrit sous l'inspiration du Saint-Esprit, et comme preuve, il laisse entendre clairement que le Maitre a eu des extases, au cours des- quelles son esprit, transporté passagèrement hors du corps, a con-
56 PAUL O'SHERIDAN.
templé Dieu face à face et a été instruit par la de toutes choses.
Mais les extases n'ont jamais prouvé grand’chose par elles-mêmes. Les théologiens du moyen âge ignoraient qu’il y a des crises ner- veuses, ne relevant que de la pathologie, et qui reproduisent à peu près tous les phénomènes physiques qui peuvent accompagner le rapt. Mais ils savaient fort bien qu’il y a des visions et des extases imaginaires, et d’autres simulées, d’autres enfin qui ne sont qu'illu- sions du démon. Aussi ne faut-il point s'étonner que Gerson, dans sa réplique, se contente d’opposer un silence dédaigneux à cet argument de son contradicteur.
C’est qu’il ne suffisait pas de dire que Ruysbroeck avait eu des extases, des visions. Il était nécessaire d'établir leur réalité objective et leur origine céleste. Et pour cela, le témoignage des hommes était sans valeur ; il en fallait un autre, plus sûr, celui de Dieu même : il fallait des miracles. Schoonhoven devait s’en rendre compte aussi bien que personne ; pourtant, il ne fait aucune allusion, dans son plaidoyer, à des événements de ce genre. C’est donc qu'il n’en con- naissait pas, rien du moins qui valût la peine d’être signalé.
La première Vie de Ruysbroeck a été achevée peu de temps après le mémoire justificatif. Elle ne devait pas être beaucoup plus riche à ce point de vue, l’auteur n’étant pas homme à la farcir de prodiges apocryphes,
II DÉFAUTS ET LACUNES DE CETTE VIE PRIMITIVE
Examinons maintenant le revers de la médaille.
Schoonhoven a été témoin oculaire des quatre dernières années de Ruvsbroeck, mais de celles-là seulement. Le Maitre, parvenu à l'extrème vieillesse, comptait alors de quatre-vingt-quatre à quatre- vingt-huit ans. Pour toute la période antérieure de cette longue existence, Schoonhoven n’est qu’un témoin auriculaire, plus ou moins bien informé.
Mais ce n’est là que la réduction d’un avantage à sa juste valeur. Passons aux défauts proprement dits. J’en vois deux, dans cette biographie ancienne :
Le premier est commun aux écrits hagiographiques. Aucune de ces œuvres n’est un récit impartial, mettant en lumière, avec le seul souci de la vérité, les vertus et les faiblesses du personnage dont l’histoire est rapportée. Ce sont des apologies, rien de plus. On n’y entend qu'une cloche, celle de la louange, — Adimettons que le sous-prieur de Vauvert l’ait sonnée avec discrétion.
CE QUI RESTE DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. 97
Le second défaut, beaucoup plus grave en l’occurrence, c’est que. Schoonhoven a écrit dans un but intéressé, noblement intéressé, sans doute, mais intéressé tout de même, comme tous les religieux retracant l’histoire de leur Ordre, la vie de leur fondateur ou celle de leurs confrères illustres (1). Glorifier Ruysbroeck, c'était, pour le sous-prieur, glorifier le monastère de Vauvert auquel lui-même appartenait, et dont le Maître avait été le cofondateur et le premier prieur. Malheureusement, Ruysbroeck l’avait été malgré lui, con- traint par les circonstances. — Comment un vauvertin aurait-il pu avouer cela ?
Aucun ne l’a fait, Schoonhoven pas plus que les autres. Et voilà pourquoi l’épisode capital de la vie du mystique brabançon est resté si longtemps obscur et incompris.
J'avais entrepris de le déméler, il y a onze ans, dans une étude intitulée Une tentative malheureuse de Ruysbroeck : la fondation du second ordre prédit par Joachim de Flore.
Le commencement seul de ce travail a paru, dans le numéro initial (Janvier-Mars 1914) de la Revue belge d'histoire, fondée par moi. Le premier chapitre (pp. 98-123) était consacré à la critique des sources de l’histoire de Ruysbroeck, histoire défigurée jusqu'alors par des légendes (2). Le chapitre deux (pp. 124-147) traitait de la fon- dation de la prétôté de Vauvert, d’après les récits officiels ; je n’eus aucune peine à établir que ces récits n'étaient pas sincères, et j'ajoute qu’ils ne pouvaient pas l’être.
Le deuxième fascicule de ce périodique était sous presse — il n’y manquait plus que la couverture — lors de l’entrée des Allemands à Louvain, et a péri dans l'incendie de cette ville.
Il y avait mieux à faire, alors, que de s'occuper de recherches historiques. La plame est tombée de mes mains... Puis est venue, quatre ans après, la victoire, avec son cortège de déceptions. Par suite du malheur des temps, la Revue belge d'histoire n'a pu, jusqu’à présent, renaître de ses cendres.
(1) Qu'on ne voie en ceci pas l’ombre d'un reproche. Il n'y aurait rien de plus déplaisant, même aux yeux des incrédules, que le fait d'un religieux qui, sous prétexte d’impartialité, dénigrerait dans ses écrits son Ordre ou ses confrères.
(2) L’une de ces fables — et qui est odieuse — décrit la lutte imaginaire de Ruysbroeck contre la doctrine d’une soi-disant hérésiarque bruxelloise, la Blomasrdine — pieuse béguine joachimite qui a chanté le pur amour, qui a été calomniée, comme d’autres saintes filles de son Ordre, et que Ruys- broeck, fervent joachimite lui-même et grand admirateur des < bonnes béguines », a eue certainement en profonde estime,
-58 PAUL O’SHKRIDAN.
Voici, en abrégé, ce que devait contenir et ce que contiendra la suite de mon étude :
Pourquoi Ruysbroeck, alors qu'il était chapelain de Sainte-Gudule, à Bruxelles, est-il allé s’ensevelir dans un coin perdu de la forêt de Soignes, avec deux autres prêtres attachés à la même église ?
Évidemment, ce n’était pas pour pouvoir chanter l'office divin en paix, loin du tapage de la collégiale, comme le racontent, peut-être de bonne foi (1), les vauvertins Sayman de Wyk et Pomnerius. Un but plus élevé avait conduit les trois ecclésiastiques en cet endroit désert :
Profondément désolée de la décadence lamentable de l’Église, de l'avilissement et de la corruption à peu près générale du clergé, tant séculier que régulier, l'âme pure et pieuse du chapelain brülait d'y remédier. Mais comment opérer la réforme nécessaire ?
L’égoisme, l’orgueil et la sensualité avaient couvert de neige et de glace le champ sacré de l’Église. « Le froid hiver, dit Ruysbroeck, a chassé ainsi l’ardent été (2). »
Au milieu de cette désolation, une brise tiède, annonciatrice de temps meilleurs, soufflait faiblement. Elle venait de Calabre...
On sait l'influence prodigieuse que les thévries joachinites ont eue au xmi: siècle et au xiv°, Bien accueillies, au début, dans tous les milieux, elles finirent par renc :ntrer une opposition très vive, à mesure que le relâchement de la discipline ecclésiastique allait croissant. À partir des dernières années du xmn° siècle et pendant tout le xiv°, elles provoquèérent des querelles religieuses acharnées. Elles semèrent la zizanie dans l’ordre des Frères Mineurs, en susci- tant le mouvement des Spirituels, puis le schisme des Fraticelles, Elles exaltèrent l’ordre des béguines au-dessus de lui-même et, finalement, le menèrent à sa ruine. Elles déchainèrent des persécu- tions cruelles ; elles allumérent la flamme des büchers. Enfin — mais ici, j'anticipe quelque peu sur ce qui va suivre — elles ameuèrent Ruysbroeck et Gérard Groot à fonder ensemble l’ordre des Frères de la Vie Commune. |
La base du système de Joachim de Flore (f 1202), c’est la division de l'humanité en trois âges, consacrés chacun à l’une des trois Personnes de la Sainte-Trinité. La première période avait duré de la
(x) Je doute beaucoup, néanmoins, de cette bonne foi. Elle eût exigé, dans l'espèce, une forte dose de naïveté, et ni Wyk, ni Pomerius, n'étaient des naiïfs.
(2) « Ende aldus heeft de coude wenter den heeten somer verdreven. » (Ruys8roEck, Dat Roec van den Gheesteleken Tabernacule, éd. Davio, t. II, p. 182.)
CE QUI RESTE DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. 59
création d'Adam à la naissance du Christ : c'était l’âge du Père, le temps de la crainte, de la Loi. La seconde périvde avait commencé à la naissance du Christ et devait finir en 1260 : c'était l’âge du Fils, le temps de la grâce, de la Foi. La troisième période devait durer depuis 1260 jusqu’à la fin du monde : c'était l’âge du Saint- Esprit, le temps de la grâce plus abondante. de l'Amour.
Comme conséquence de cette division, Joachim préconisait le culte ardent de la Sainte-Trinité et la doctrine de l’Amour, du pur amour, qui devait marquer l'âge du Saint-Esprit. En même temps, il inspirait à ses partisans le goût de l’apostolat, pour propager cette dévotion et répandre cette doctrine, et contribuer ainsi à réformer l'Église et à lui donner une splendeur nouvelle.
Ces trois signes, 4° le culte de la Trinité, 2 la doctrine du pur amour, 3° le désir de l’apostolat, distinguent les joachimites du xim® et du xiv° siècle. Quiconque ne réunit pas ces trois caractères n’est pas un vrai disciple de l’abbé de Flore et celui qui les possède tous les trois en est sûrement un.
Or, ces trois signes, nous les trouvons chez Ruysbroeck :
D'abord, la dévotion à la Sainte-Trinité. « C’est sur la défense du dogme de la Trinité, dit M. Paul Fournier, que Joachim voudrait concentrer toutes les forces de l’Église (1). » Ruysbroeck, comme le mystique calabrais, a la Sainte-Trinité toujours présente sous les yeux et la célèbre dans tous ses écrits. Il aime à distinguer entre les Personnes divines, comine Joachim, mais, plus prudent que celui-ci, ne perd jamais de vue, en séparant les trois Hypostases, que la nature divine est une. Ruysbroeck évite ainsi de tomber dans la doc- trine trithéiste reprochée à Joachim (2) et condamnée par l'Église (3).
Puis, la doctrine du pur amour, doctrine qu’on peut résumer comme suit : Faire le bien et fuir le péché pour éviter l’enfer et mériler le ciel, c'est le fait d'un esclave qui craint d’être puni, ou d'un mercenaire qui travaille, non parce qu’il chérit son maître, mais pour obtenir le salaire promis. Ce n’est pas aimer Dieu. L'amour véritable pour l’Étre suprême, l'amour pur, est exempt de toute préoccupation d'intérêt personnel. Îl consiste à aimer Dieu uniquement pour lui-même, et non par espoir d’une récompense ou par crainte d'un châtiment, en cette vie ou dans l’autre.
Joachim n’a pas inventé cette doctrine. Ainsi que le fait observer
(x) Pauz Fournier, Joachim de Flore. (Revue des questions historiques, t. LXVIL 1900, p. 480.)
(2) Ibid. p. 491.
(3) Decret. Gregor. IX, 1. I, t. I, c. 2.
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van Otterloo (1), elle avait été enseignée déjà par saint Bernard, qui distingue les hommes, au point de vue de leur zèle pour le bien, en esclaves, mercenaires et fils de Dieu (2). Mais l’école joachimite lui a donné un développement extraordinaire et a fait du pur amour le centre de son système.
Et cette doctrine est aussi celle de Ruysbroeck :
« Tous les hommes, dit-il, qui s'aiment eux-mêmes de façon si déréglée qu'ils ne veulent servir Dieu que pour leur avantage per- sonnel et pour leur récompense propre, se séparent de Dieu... Et pour ce motif, ils demeurent toujours seuls avec eux-mêmes, car le pur amour (gherechte minne), qui les unirait à Dieu et à tous ses élus, leur fait défaut. Et quoique ces gens semblent observer la loi et les commandements de Dieu et de la Sainte Église, ils n’observent pas la loi de l'Amour; car tout ce qu’ils font, ils le font par néces- sité, pour ne pas être damnés, el non par amour... Cette crainte de l'enfer leur vient de l’amour égoïste qu'ils ont pour eux-mêmes. (Ende hier aen moechdi merken, dat die helsce vrese comt van eyghenre minnen, die si lot hem selven hebben.) (3) »
Cette théorie alarma plusieurs admirateurs du mystique braban- çon, dont son futur collaborateur, Gérard Groot. Je reparlerai de cet incident, au chapitre VI.
Ruysbroeck célèbre, d'ailleurs, l'Amour, l'amour pur (Minne, puere minne, gherechte minne), dans tous ses ouvrages, particulière- ment dans le Royaume des Amants, les Sept Degrés d'amour et les Douze Béquines. 11 s'inspire visiblement, dans ce dernier traité, d’écrits mystiques, en prose et en vers, rédigés, comme les siens, en thiois de Brabant et attribués à une femme mystérieuse, Hadwige ou Helwige, qui aurait vécu au x siècle ou dans la première moitié du xiv° (4).
Enfin, le troisième signe, le désir de l’apostolat, apparait égale- ment chez Ruysbroeck. Si le pieux mystique s'était borné, dans ses ouvrages, à glorifier la Trinité et à précher le pur amour, la démon- stration serait suffisante, Mais il a fait davantage. Il a voulu épurer l'Église directement, en réformant le clergé. Et pour cela, il fustige impitoyablement, dans ses écrits (à), les abus et les vices des évêques,
(1) VAN OTTERLOO, Johannes Ruysbroeck, Amsterdam, 1874, p. 235.
(2) De dilig. Deo, c. 12. — Serm. d. div., Serm. III.
(3) Ruysrroeck, Dat Hantvingherlijn oft vanden Blickenden Steene, éd. Davip et SNELLAERT, PP. 207-208.
(4) J'y vois l'œuvre de deux (peut-être de trois) béguines joachimites, qui ont été persécutées, ainsi que ces écrits en témoignent ou le prédisent. L'une d'elles, à mon avis, est la Blomardine.
(5) Surtout dans le T'abernacle Spirituel, t. IL et les Douze Béguines.
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des prêtres, des maines et des moniales. Mais, à côté de ce mal, dont il fait un tableau saisissant et quelque peu poussé au noir, il indique le remède. Pour les religieux des deux sexes, c’est le retour à la primitive observance, à la règle établie par leurs fondateurs. Pour le clergé séculier, c’est le retour à la règle du Christ, à la façon de vivre des premiers chrétiens (1). Le clergé séculier surtout intéresse Raysbroeck. Pour le ramener dans la bonne voie — mais ici, j’anti- cipe encore —, il ne s’est pas contenté, au reste, de donner des conseils.
Ruysbroeck a donc été joachimnite, mais un joachimite orthodoxe, un fils soumis de l’Église catholique, une brebis fidèle et disci- plinéæ. 1 se distingue ainsi des Fraticelles, brebis rebelles qui ont déserlé le troupeau, et des béguines, brebis fidèles, mais indisci- plinées (2).
— Comment expliquer alors qu’il ne parle nulle part, dans ses écrits, de Joachim de Flore, ni des trois âges de l'humanité ?
C'est qu'a l’époque de Ruysbroeck, le joachimisine est devenu une doctrine secrète, bien que l’Église n'ait coniamné, dans l'œuvre du mystique calabraïis, que la définition erronée du dogme de la Trinité (3). L'an 1260, qui devait ouvrir l’âge d’or de l’Église, est passé depuis longtemps et la situation de l’Épouse du Christ est plus triste que jamais. La faillite apparente des prophéties de Joachim est complète. Sans doute, il- faut continuer à y croire ; il faut espérer encore, espérer toujours. Mais pourquoi prêter à rire aux incrédules et aux impies, en leur parlant de ces choses augustes, qu'ils ne sont pas en état de comprendre? Non margarttas ante porcos. 11 suffit de préparer le temps de la grâce plus abondante, en travaillant de toutes ses forces à propager la doctrine austère du pur anour et la dévotion à la Sainte-Trinité. Quand, avec l’aide de Dieu, le triomphe sera veau, on pourra reparler de Joachim, de l’âge du Saint-Esprit et du règne de l’Amour. Jusque là, silence absolu sur cs points. Tempus lacendi, lempus loquendi.
Ce règne de l’Amour devait être amené par deux nouveaux ordres semi-religieux dont Joachim de Flore avait prophétisé la venue, ordres composés, le premier de laïques, le second de clercs. Tous deux devaient vivre régulièrement, comine les premiers chrétiens, mais non pas conformément à l'idéal monastique ; ce qui revient à
(x) Dat Boec van den Twaelf Beghinen, éd. Davio, pp. 151 et suiv.
(2) Ceci ne vise pas, bien entendu, les calmes recluses des béguinages rétablis en vertu de l’extravagante Ratio recta. Elles n’ont guère donné de fl à retordre à l'autorité ecclésiastique.
(3) Joachim de Flore est même honoré comme bienheureux,
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dire qu'ils devaient vivre comme des religieux, mais sans faire de vœux :
Duo filii qui orti sunt ex eis, duos novissimos ordines designare pulo, quorum unus erit laicorum, alius clericorum, qui et ambo regulariter vivent, no1 quidem secundum formam monachicae perfectionis, sed secundum instilutionem fidei christianae, immo secundum regulam illam generalem Actuum Apostolorum de qua et dicitur : Multitudinis creden- tium erat cor unum et anima una. Quae videlicet credentium regula in tantum conveniebat universitali eorum ut nec eliam conjugatos exclu- deret (1).
Les joachimites s’accordaient à reconnaitre que les béguins ou bégards et les béguines formaient le premier ordre prédit par l’abbé calabrais.
Mais le second ordre, qui devait être composé de clercs, n'avait pas encore paru (2). Et cependant, il était grand temps qu'il vint au secours du premier, calomnié, persécuté, proscrit et qui, malgré toute sa vaillance, ne pouvait suffire à la tâche de régénérer l’Église par le culte du pur amour.
Ce second ordre joachinite, Raysbroeck résolut de le fonder. Il devait, dans sa pensée, englober tout le clergé séculier, qui viendrait par là à disparaitre. Tous les prêtres, tous les clercs, n’appartenant pas à un ordre religieux, se grouperaient en communautés et vivraient en pauvreté, en chasteté et en obéissance, maïs sans faire de vœux, sous la direction de leur curé, s’il s'agissait des membres du clergé paroissial, sous celle de leur évêque, prévôt ou doyen, s’il s'agissait d’un chapitre, sous celle du Pape lui-même, chef suprême de l'Ordre, s’il s'agissait du collège des cardinaux.
Voici, en effet, comment Ruysbroeck s'exprime dans la Parure des Noces Spirituelles (c. 47), ouvrage écrit, qu’on le notc bien, avant 1350, donc avant l'essai de fondation dont je vais parler, ou au cours de cette tentative (3) :
« Les biens extérieurs de la Sainte Église, que, le Christ a acquis par sa mort, devraient être mis en commun. Et ses serviteurs, qui en
(1) JoacHiM DE FLore, Concordia Novi et Veteris Testamenti, Venise, 1519, fol. 80. Je reproduis ce passage d'après PAUL FOURNIER, ouv. cité, p. 502. — Joachim revient sur cette question, en d’autres endroits.
(2) Les Spirituels et les Fraticelles avaient bien affirmé l'être. Mais comme ils émettaient les trois vœux monastiques, leur prétention était manifestement mal fondée. Les Fraticelles, si nombreux dans le Sud de l'Europe, ne parvinrent pas, d’ailleurs, à s'implanter dans le Nord, où les Spirituels mêmes eurent peu d’adhérents.
(3) Voir AUGER, Étude sur les mystiques des Pays-Bas au moyen âge,
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CE QUI RESTE DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. 63
vivent, devraient mener la vie commune. Tous ceux qui vivent d’au- mônes (1) et font partie de l’état ecclésiastique, devraient étre communs ou, du moins, prier dans ce but, tous les gens d’Église et toutes les personnes qui sont dans les couvents et dans les ermi- tages. Aux premiers temps de l’Église et de notre foi, les papes, les évêques et les prêtres vivaient ainsi en commun (2). »
La vie commune comporte l’observance des trois conseils évan- géliques.
Suivre ces conseils en vertu d’un engagement perpétuel et irrévo- cable, c'est l'idéal monastique. Les suivre librement, en dehors de loute promesse, c’est l'idéal béguinal ; idéal réalisé, dans la mesure du possible par les béguins et béguines de la vie particulière, qui pouvaient posséder en particulier et en commun, et dans son inté- grité par les béguins et béguines de la vie commune, qui pouvaient posséder en commun, mais non en particulier, et par ceux et celles de la vie pauvre, qui ne pouvaient rien posséder, ni en particulier, pi en commun.
Les béguines de la vie particulière, qui ont précédé les autres béguines et tous les béguins, avaient émis pourtant, jusque dans la seconde moitié du x siècle, le vœu simple, mais perpétuel, de chasteté, à l’exemple de leurs sœurs d’antan, les converses du monastére de Sainte-Begge d’Andenne, auxquelles elles avaient sutcédé et qui leur avaient légué leur nom (5).
Mais le joachimisme, en s’emparant de l'ordre de sainte Besge, inspira depuis lors à toutes les béguines, à tous les béguins, l’hor- reur des vœux à vie (4).
Le chapelain de Sainte-Gudule était épris, non de l'idéal monas- üque, mais de l'idéal béguinal. L'Ordre qu'il révait de fonder devait étre un ordre de béguins-clercs.
Mais de quelle espèce ?
Vie particulière ? — Des béguins-clercs vivant réunis, et pouvant posséder des biens tant en commun qu'en particulier, ne ressem-
(1) Dans la pensée de Ruysbroeck, les biens d'Église sont des aumônes.
(2) Alle die ghene die van aelmoesenen leven ende in gheesteliken state sijn, st souden ghemeyne sijn, ten minsten in ghebede, alle gheestelike luden ende alle die in cloesteren ende in clusen sijn. In den beghinnz der heyligher Kerken ende ons gheloefs, soe waren pause, bisscoppe ende priesteren ghemeine. (RUYSs- BROBCKk, Die Chierheit der Gheesteleker Brulocht, éd. Davip et SNELLAERT, P- 12.)
(3) Voir ce que j'ai écrit à ce sujet dans la Revue belge d'histoire, t. I, PP- 169-172.
(4) Cette répugnance pour les vœux et les serments est propre aux joachimites du Nord. Ceux du Midi ne l’ont pas connue,
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bleraient pas assez, quel que fût leur zèle pour la pauvreté, aux premiers chrétiens. visés par la prophétie, et qui mettaient tous leurs biens en commun.
Vie pauvre ? Ne rien posséder, ni en commun, ni en particulier ? — Îl n'y fallait pas songer. L'extravagante Sancta Romana avait condamné les béguins-lais de la vie pauvre. Les foudres de l'Église frapperaient immanquablement les clercs assez téméraires pour se modeler sur ces proscrits.
Ruysbroeck décida que le nouvel ordre serait composé de béguins- clercs de la vie commune, ne possédant rien en particulier, mais pouvant posséder en commun, comme les religieux non-mendiants.
Il s’ouvrit de ce projet à deux autres prêtres séculiers, attachés comme lui à la collégiale de Bruxelles, le grand-chanoine Jean Hin- ckaert et le petit-chanoine Francon de Coudenberg. Tous deux s’'unirent à lui pour faire de ce rêve une réalité (1).
Au début, tout marcha à souhait. Le duc de Brabant Jean HI concédà, en 1345, l’ernitage de Vauvert aux trois associés. Immé- diatement, ils se démirent de leurs bénéfices et s’installérent dans cette maison pieuse, à laquelle ils avaient donné tout ce qu'ils pos- sédaient (2). 1ls y bâtirent, sans tarder, une chapelle, que les vicaires généraux de l’évêque de Cambrai Gui de Ventadour érigèrent, le 13 mars 1345, en église paroissiale « pour ciaq hommes dévots et leurs serviteurs ». C’était convertir l’ermitage en un couvent déguisé. Le même jour, les vicaires généraux confirmèrent l'élection de Francon de Coudenberg, choisi comme curé de cette paroisse par ses compagnons. Les trois prètres et deux béguins-lais, qui leur ser- vaient de convers, avaient vécu jusque là tous ensemble, dans l’ancien ermitage de Vauvert, en pauvreté et en chasteté. Depuis lors, ils y vécurent également en obéissance, sous l'autorité du nouveau curé, absolument comme des religieux, mais sans suivre la règle d'aucun saint et sans faire de vœux.
Ainsi uaquit la paroisse-type qui devait servir de modèle à toutes celles de la chrétienté. Le second ordre prophétisé par Joachim, l’ordre des béguins-cleres, était fondé; Ruysbroeck et ses com- pagnons le croyaient du moins (3).
(1) Voir, au sujet de cet essai de fondation, mon étude susdite. (Revue belge d'histoire, t. 1, pp. 124-147.)
(2) Le fait nous est révélé, en ce qui concerne Coudenberg, par la charte d'amortissement du 24 juin 1343. (Ibid. pp. 140-141.) Et voilà ce que Wyk et Pomerius ont caché soigneusement.
(3) Du fait 1° que Ruysbroeck était joachimite, 20 que la petite commu- nauté de béguins-clercs qu’il a créée à Vauvert offrait tous les caractères
CE QUI RESTE DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. 65
Hélas ! ce ne fut qu’une tentative malheureuse, qui dura cinq ans encore et finit par un échec complet.
Les trois prètres avaient eu, pourtant, la sagesse de comprendre qu’il fallait débuter très modestement, se faire tout petits, pour ne pas attirer l'attention et ne donner de l’ombrage à personne. Ils s'abstinrent, dans le même but, de donner un nom quelconque au nouvel institut, et continuèrent à s’habiller en clercs séculiers. |
Ces précautions furent inutiles. L'idéal béguinal et les théories joachimites avaient des adversaires acharnés et perspicaces : les religieux mendiants, si puissants alors dans l’Église. Ceux de Bra- bant eurent vite fait de percer les intentions secrètes de Ruysbroeck et de ses compagnons. Les Mendianlts n'étaient point parvenus, malgré tous leurs efforts, à extirper vu à réduire à l'impuissance le premier ordre joachimite, qui leur avait fait bien du tort. Ils jurèrent d’écraser le second dans l’œuf (1).
Malheureusement pour la petite paroisse, l’évêque Gui de Venta- dour, qui l'avait créée et lui était favorable, ne resta plus longtemps sur le siège de Cambrai. Son successeur, l’évèque Pierre d'André, ne tarda guère à faire droit aux réclamations des Mendiants contre l'institution naissante. Un beau jour, il fit savoir aux reclus de
qui devaient distinguer le second ordre prophétisé par Joachim (ordre de clercs suivant, comme les premiers chrétiens, les trois conseils évangéliques, sans s’y engager par des vœux), 3° qu'aucun autre institut n'avait satisfait jusqu'alors à ces conditions, on peut conclure, à juste titre, que Ruysbroeck et ses compagnons, en allant s’installer dans l’ermitage de Vauvert, se pro- posaient de fonder le second ordre annoncé par le voyant calabrais. — Du fait 0 que, dans les Noces spirituelles, écrites avant ou au cours de cette tentative, Ruysbroeck déciare que-tous les ecclésiastiques (alle gheestelike ludenj devraient être communs, c’est-d-dire mener la vie commune, comme les papes, les évêques et les prêtres de l'Église primitive, 2° que la fon- dation de Vauvert a eu lieu sous la forme d'une paroisse, chose inouïe et sans exemple dans l’histoire de tous les ordres et instituts religieux ou semi- religieux, on peut conclure, à bon droit aussi, que Ruysbroeck nourrissait l'espoir sublime de voir le nouvel ordre réunir, peu à peu, dans son sein, le clergé séculier tout entier et que, dans l’esprit de l’ancien chapelain, la pauvre petite paroisse de Vauvert était l’humble grain de sénevé, appelé, s'il plaisait à Dieu, à donner naissance à un arbre splendide, qui couvrirait de son ombre la terre entière.
(1) Aucun texte ne le dit. Mais quand je vois avec quel acharnement les religieux mendian(s, antijoachimites déclarés depuis l'aventure des Spiri- tuels et celle des Fraticelles, ont poursuivi les béguins et les béguines joa- chimites et, plus tard, les Frères et les Sœurs de la Vie Commune, je ne
.CTois pas me tromper en les mettant au premier rang des adversaires de l'institution élaborée par Ruysbroeck.
REVUE D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE, XXIe à
66 PAUL O’SHERIDAN.
Vauvert qu'ils avaient à se disperser ou à adopter la règle d’un ordre approuvé par l'Église ; en cas de résistance, ils seraient pour- suivis comme transgresseurs de la décrétale Sancta Romana et suspects d’hérésie.
Coudenberg, la mort dans l'âme, se rendit alors en toute hâte à Cambrai, pour essayer de détourner la foudre. Pierre d’André le reçut, mais se montra inflexible. Finalement, le curé de Vauvert fléchit : il accepta de se faire chanoine régulier de saint Augustin, après avoir obtenu du prélat que le vœu de chasteté perpétuelle, le plus contraire à l’esprit béguinal, ne fût pas compris dans la formule de sa profession. Il se disait que ses associés et lui ne seraient ainsi religieux que de now, et continueraient, en dépit de tout, a former le deuxième ordre de Juachim. L’évêque, ravi de son triomphe, s'empressa de transformer l’église paroissiale de Vauvert en prévôté augustine, dont il nomma Coudenberg prévôt. Cela se fit le 41 mars 1350. |
Hinckaert refusa net d'entrer dans la nouvelle combinaison. Ruys-- broeck se soumit et devint le premier prieur du monastère, sous les ordres du prévôt.
Quand le doigt est pris dans l’engrenage, la main y passe tout entière. L’expédient imaginé par Coudenberg, en désespoir de cause, ne valait absolument rien. Seize ans plus tard, le 44 avril 4366, le prieur de Saint-Victor de Paris, Pierre de Saulx, se chargea de le prouver, en écrivant aux vauvertins une lettre où il leur reprochaïit l’irrégularité de leur profession. Ces remoutrances étaient pleine- ment justifiées, en droit canon. Il fallut s’incliner, pour éviter une nouvelle dénonciation. à l’autorité ecclésiastique. Tous les profès de Vauvert, prévôt et prieur en tête, durent renouveler leurs vœux, en y ajoutant celui de chasteté.
Ce jour-là fut, probablement, le plus douloureux de la vie de Ruysbroeck.
Mais, avec l'abandon complet à la volonté divine qui caractérisait les béguins, l’ancien chapelain de Bruxelles accepta sans murmure cette ruine complète de ses plus chères espérances. Devenu ainsi religieux malgré lui, il se montra néanmoins un religieux exem- plaire, digne de servir de modèle à ceux qui le sont par vocation.
ll ne lui manqua qu’une chose, à ce point de vue, l'enthousiasme. Mais l'enthousiasme ne se commande pas. Aussi ne faut-il pas s'étonner qu'au cours des trente et une années qui s'écoulèrent entre la véture de Ruysbroeck et sa mort (1350-1381), il n’entra à Vauvert que vingt-quatre novices de chœur, dont seize seulement persévé- rérent jusqu’à la fin.
CE QUI RESTE DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. 67
Ruysbroeck se sentait affreusement dépaysé au milieu de ces vauvertins, incapables de le comprendre. Son âme était ailleurs. Inébranlable dans sa foi joachimite, il demeurait convaincu que le second ordre naitrait tout de même. Là, où lui, pauvre pécheur, avait échoué, un autre homme, élu par Dieu, serait plus heureux,
L'esprit de l’abbé de Flore demeurait vivace parmi les membres pieux du clergé séculier de Bruxelles, où le prestige de Ruysbroeck était resté considérable. Eucouragés secrètement par le prieur de Yaavert, quelques prêtres de la cité Frabançonne essayèrent, en 1568 (deux ans après la profession renouvelée), de fonder une maison de béguins-clercs à Rouge-Cloitre ; d’autres firent de même,
en 1380, à Sept-Fontaines (1).
Cette deuxième et cette troisième tentative avortèrent lamentable- ment, comme la première. Après quelques années de luttes contre les Mendiants, la maison de Rouge-Cloitre et, plus tard, celle de Sept- Fontaines durent se métamorphoser en monastères canoniaux de saint Augustin, comme Jeur sœur ainée de la Vallée Verte.
Mais une quatrième tentative réussit. Elle eut pour auteur le disciple préféré de Ruysbroeck, son véritable fils spirituel, le néerlandais Gérard Groot. Doué de l’obstination froide et de l’énergie indomp- table de sa race, guidé par les conseils et les exhortations du Maitre, il sut tenir tête victorieusement aux Mendiants, et parvint, au prix d'efforts incroyables, à fonder définitivement, non pas en Brabant, terre décidément inhospitalière aux joachünites, mais plus au Nord, dans les marais de la Basse-Allemagne, le second ordre annoncé par le prophète italien. Cette création eut lieu à Deventer, en 1381 ou en 1382, peu avant ou peu après la mort de Ruyÿsbroeck.
Sans doute, le beau rève, le trop beau rêve, de celui-ci ne se réalisa qu’en partie. Le second ordre joachimite ne réussit pas plus que le premier à amener le triomphe du pur amour et le règne de l'Esprit divin. Ni le Pape, ni les cardinaux, ni les évêques, ni les chapitres, ni le clergé des paroisses ne s’en firent membres. Le monde demeura aussi pervers et aussi corrompu qu'auparavant. Mais cœt institut semi-religieux de béguins-cleres vivant en communauté
(1) Ces deux tentatives nouvelles pour réaliser, mutatis mutandis, le projet que Ruysbroeck avait dù abandonner ont reçu, évidemment, l'approbation du Bienheureux. Le fait que toutes deux ont eu pôur théâtre la forêt de Soignes, où se trouvait Vauvert, l’indique assez. Mais Ruysbroeck n’a pu les favoriser qu’en secret ; une intervention ouverte, de sa part, n’cût lait que leur nuire. Il ne put étre question de donner à ces nouveaux essais la forme paroissiale : l’autorité épiscopale, instruite par l'expérience, ne s’y serait plus prêtée.
68 PAUL O’SHERIDAN.
et pratiquant les conseils évangéliques, sans faire de vœux, a rendu à l’Église et à la civilisation des services immenses. Éteint aujour- d'hui, il a laissé dans l’histoire une trace lumineuse : ce fut l’ordre des Frères de la Vie Commune.
fl est né des efforts combinés de Ruysbroeck et de Gérard Groot. Dans cette collaboration sainte, Ruysbroeck a été la pensée directrice, Groot la force agissante : l'Ordre leur doit la vie, à tous deux (1).
— Et voilà, résumée de mon mieux, la partie encure inédite de mon élude commencée. Où voit comme tout cela s’écarte de la tradition reçue.
La figure de Ruysbroeck y perd-elle en beauté ?
— Revenons-en à Jean de Schoonhoven. Exposer franchement, joyalement, dans sa Vie du premier prieur, comment la maison de Vauvert avait pris naissance, et comment elle avait été convertie, plus tard, en prévôté augustine, c'était avouer que les véritables fils de Ruysbroeck n'étaient point les vauvertins, mais les Frères de la Vie Commune. — Et quelle humiliation pour Schoonhoven et pour ses confrères ! |
Et puis, ce récit sincère pouvait être dangereux pour la réputation posthume de Ruysbroeck. Schoonhoven a terminé son opuscule entre le 5 janvier 14409 et le 6 décembre 1411. Quelle était alors la situation des Frères de la Vie Commune? — Quelques années aupa- ravant, le 30 avril 4401, l’évêque d’Utrecht, Frédéric de Blankenheim, avait confirmé leur institution; le 49 mai 4402, il approuvait leur règle. Le clergé séculier de son diocèse leur était également favo- rable. Mais leur idéal béguinal — observer les conseils évangéliques librement, sans vœux — rencontrait encore de nombreux adversaires. Les Mendiants le déclaraient hérétique. Les windesheimites, par contre, défendaient de leur mieux les béguins-clercs — ils n’avaient été fondés, d’ailleurs, que pour cela — ; mais ils étaient sans autorité et sans influence. Les autres religieux parlageaient, pour la plupart, l'opinion des Mendiants.
il était inévilable que cette question controversée, qui soulevait tant de passions et tant de haines, fût soumise, à bref délai, au
(x) Je reviendrai sur cette question, au chapitre VII. Mais, dès à présent, je ferai les trois constatations suivantes : 19 L’ordre des Frères de la Vie Commune — reprise et mise au point de la tentative malheureuse de 1345- 1350 — a réuni, comme celle-ci, toutes les conditions requises pour le second ordre prédit par Joachim de Flore. 2° Aucun autre institut n’a satisfait à ces conditions. 3° Ainsi s'explique l’hostilité acharnée, et sans cela inexplicable, des religieux mendiants, tous antijoachimites, contre ce nouvel ordre, qui ne mendiait pas.
CE QUI RESTE DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. 69
jagement d’une autorité plus haute que l’autorité diocésaine. Mais quelle serait cette décision ? — Très probablement, l’Église se rangerait à l'avis du plus illustre de ses théologiens en vie, Jean de Gerson — et le terrible chancelier était l’ami intime des chartreux, très prévenus contre le nouvel ordre. |
L'affaire fut portée, en effet, devant le concile général de Con- stance et soumise à l’appréciation de Gerson. Et le 31 mai 1419, sur les conclnsions décisives et inespérées du chancelier de Paris, con- clusions auxquelles treize des plus grands docteurs de l’époque s'étaient ralliés, le cardinal Antoine Pancerini, patriarche d’Aquilée, juge apostolique en la cause, rendait une sentence qui reconnaissait l'orthodoxie de l'idéal béguinal et condamnait comme hérétiques les propositions adverses du dominicain Mathieu Grabow. Les Frères de la Vie Commune étaient sauvés. Après soixante-neuf ans de silence, Rome faisait entendre sa voix, par l’organe de son délégué, et donnait raison à Ruysbroeck.
Mais qui eût osé garantir, huit ou neuf ans plus tôt, cet heureux dénouement ? |
— La création de la communauté de Vauvert constitue, évidem- ment, l'épisode capital de la vie de Ruysbrocck. Pour en ètre le narrateur fidèle, il eût fallu à Schoonhoven, dans les conditions difficiles où il tenait la plume, le courage intrépide des saints... et les saints sont rares. Jean Busch et les autres contemporains du sous-prieur qui ont donné leur avis sur celui-ci sont unanimes à le dépeindre comme un très bon religieux. Aucun d'eux pourtant, aucun témoin postérieur, n’en parle comune d'un saint,
Faute d’oser dire la vérité sur la fondation de Vauvert, toute la vérité, Schoonhoven devait opter entre trois partis :
1° Passer toute l’histoire sous silence ;
2” La raconter en termes volontairement obscurs et imprécis, de facon à donner le change au lecteur, comme a fait, peu après, le vauvertin Sayman de Wyk ;
> Affirmer sciemment le contraire de la vérité, comme a fait, plus lard, le vauvertin Pomerius.
Le sous-pri -ur de Vauvert n’était ni un menteur, ni un trompeur. PU a choisi le premier parti, peu courageux assurément, mais hon- nèle : ne rien dire.
Et cela, je m'en vais le montrer tout de suile :
Le second biographe de Ruysbroeck, Pomerius, a mis à profit, on le verra ci-après, le travail de son devancier. Mais pour retracer les origines de Vauvert, il n’a eu à sa disposition d'autres sources écrites que les archives du monastère et la courte notice consacrée à la
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fondation par Sayman de Wyk, en tête de l’Obituaire. Il a emprunté à cet aperçu différentes pensées et même plusieurs expressions ; je l'ai montré en 1914 (1). Wyk, lui, n’a rien emprunté à personne : son Stvle et celui de Schoonhoven diffèrent du tout au tout.
— On voit par là combien la première biographie de Ruysbroeck devait être incomplète. Si l’on en retrouvait jamais, par impossible, le texte intégral, la désillusion, je crois, serait grande.
TT LA DEUXIEME BIOGRAPHIE DE RUYSBROECK
Vingt ans environ après que la Vie de Ruysbroeck, par Schoon- hoven, eut été achevée, un autre chanoine régulier de Vauvert en composa une nouvelle. J’ai découvert et prouvé, en 1914, que le nom véritable de cet écrivain était Uten Bogaerde, et non Bogaerts ou van den Bogaerde comme on l’avait cru jusqu'alors (2). On l’appelle communément Pomerius, d’après la forme latinisée de son nom {ex Pomerio, de Pomeria). |
Cette deuxième Vie de Ruysbroeck a été éditée, en 1885, avec les Origines du monastère de Vauvert et la Vie de Jean de Lecuw, dans les Analecta Bollandiana, t. IV, pp. 257 et suivantes. Ainsi que je l'ai dit plus hant, et comme je le montrerai plus loin, elle n’est pas sortie tout entière de la plume de son auteur apparent.
Henri Uten Bogaerde ou Pomerius était né à Bruxelles dans le second semestre de l’année 1382, quelques mois après la mort de Ruvsbroeck. Avant d'embrasser la carrière religieuse, il avait obtenu le grade de maître ès arts et rempli les fonctions de recteur des écoles à Bruxelles, puis à Louvain, et finalement celles de secrétaire juré de cette dernière ville. I prit la robe blanche à Vauvert, en 1419, dans sa trentième année, et devint successivement prieur de Sept- Fontaines (1491-1431), pricur de Vauvert (1431-1452) et confesseur des chanoïnesses windesheimites de Val-Sainte-Barbe, à Tirlemont (1432-1446). I se retira en 14446 au monastère de Sept-Fontaines, où il avait obtenu que sa profession fût transférée, et en fut élu prieur pour la seconde fais en 4454, à l’âge de soixante-douze ans. Mais accablé de vicillesse et d’infirmités, il dut résigner ces fonctions au bout d’un an, en 4455, continua à vivre à Sept-Fontaines comme simple religieux et y mourut le 2 juin 1469, âgé de près de quatre- vingt-sept ans.
(1) Dans mon étude précitée. (Revue belge d'histoire, t I, p. 128.) (2) Ibid. p. 102.
CE QUI RESTE DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. ‘1
J'ai puisé ces détails dans l’obituaire de Vauvert (1) et dans une chronique tripartite du prieuré de Sept-Fontaines, écrite vers 1530 par un chanoine de cette maïson. Gilles van der Hecken (+ 14 août 1538) (2). Le manuscrit original de cet ouvrage est inséré dans un recueil factice "provenant du même monastère et conservé actuelle- ment à la Bibliothèque royale de Bruxelles, sous la cote 11974-85,
— De quand date cette nouvelle biographie ?
Le prologue nous montre qu’elle ne peut être antérieure à 1494. Pomerius y dédie son travail à des membres de son ordre, les chanoines réguliers de Notre-Dame de Bethléem, près Louvain (3). Il les prie de le croire, parce que tout ce qu’il écrit lui a été rapporté, dit-il, par deux témoins absolument dignes de foi, le frère Jean de Hoeylaert, « votre vénérable prieur » et le frère Jean de Schoon- hoven, tous deux religieux de Vauvert, qui déclarent publiquement, l'un et l’autre, avoir vu ou entendu raconter de source sûre tous les faits en question (4). — Aucune allusion, entre parenthèses, à l'œuvre antérieure de Schoonhoven. Pomerius la considère comme inexistante : il ne parle que de communications verbales.
Ces deux témoins devaient se trouver aux côtés de Pomerius ou, du moins, dans son voisinage immédiat, tandis qu’il écrivait. Ce n’a pu être le cas pour Hoeylaert, pendant son priorat à Bethléem, ce couvent étant à six lieues de celui de Vauvert. Et puis, pourquoi Pomerius annonce-t-il à ces religieux des bords de la Dyle que leur prieur Hoeylaert se porte publiquement garant de tout ce que lui- même relate? — C'es', évidemment, parce que Jean de Hoeylaert ne
réside plus à Bethléem et qu’il a cessé d’être prieur de cette maison. Sinon, il eût été parfaitement inutile de vouloir leur apprendre une chose qu'ils devaient savoir mieux que personne.
(1) Analecta Bollandiana, t. IV. p. 25y.
l2j Fol. 179 et 231-232. Cette chronique a été continuéc, d’abord par lui- même, puis par d’autres religieux de Sept-Fontaines, jusqu’à l’annéc 1588, avec des annotations ultérieures allant jusqu’à l’année 1606. (Fol. 260 verso.) Le créateur de cet ouvrage ne s'appelle point van den Hecken, mais, comme l’a écrit de sa main aux folios 165 et 319 verso, van der Hecken.
(3) Analecta Bollandiana, t. IV, p. 264. — Les monastères de Vauvert et de Bethléem avaient été incorporés en 1412 à la congrégation de Windesheim.
(4) « Unde vestras in Domino Jesu peto humiliter fraternitates, ut, quam- vis teste patre nostro Augustino non auctore veritas. sed veritate auctoritas fu'ciatur, hoc tamen amplius vestram moveat credulitatem, quod ea quae scriho relatione didici tam credibilium personarum, fratris Johannis videlicet de Holare, vestri prioris venerabilis, et fratris Johannis de Scoenhovia, con- fratrum nostri monasterii, qui hacc eadem se vidisse vel relatione veridica audivisse palam et publice protestantur. » (Ibid. pp. 264-265.)
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Le livre de Pomerius est donc postérieur au priorat de Hoeylaert à Bethléem, qui a duré de 1414 à 14421. L'expression vestri prioris tenerabilis doit s'entendre dans le sens de « votre ancien prieur ».
Un autre passage de la deuxième Vie de Ruysbroeck montre que celte œuvre a été écrite après le décès de Gerson (+ 12 juillet 1429) : Haec ideo propter nonnullos magnae reputationtis viros inserui, quorum praecipue unus EXTITIT, Magisler Johannes Gerson, GLORIO- sus doctor sacrae paginde, OLIM CANCELLARIUS PARISIENSIS (1).
Le parfait extitit suffirait à l’établir. Et mieux encore l'adjectif gloriosus. Cette épithète, dans le langage médiéval, se donne, de leur vivant, aux empereurs, aux rois et aux autres grands de la terre. Décernée à des personnages moindres, fussent-ils aussi fameux que Gerson, elle indique qu'ils sont morts et est synonyme de l’expres- sion gloriosae memortae, « de glorieuse mémoire ».
Pomerius enfin appelle l’illustre théologien om cancellarius Parisiensis, et l’on sait que Gerson demeura chancelier de l'univer- sité de Paris jusqu’à son décès.
On objecterait en vain, dans le but de vieillir de quelques années "œuvre de Pomerius, que Gerson n'est plus revenu à Paris après le concile de Constance et que, pour échapper à la vengeance des Bourguignons, il s’est réfugié, en 1418, à Vienne, puis, en 1419, à Lyon, où il a vécu en exil jusqu’à sa mort; que Pomerius a pu être mal informé de ce qui le touchait, et le croire trépassé, alors qu'il était encore de ce monde; ou bicn que, tout en sachant Gerson en vie, il a pu le considérer comme n'étant plus chancelier, puisqu'il n'en exerçait plus les fonctions. L'expression olim cancellarius signi- fierait, dans ce dernier cas, l’ex-chancelier, le ci-devant chancelier.
— L'une et l’autre hypothèse sont inadmissibles.
Gerson, le plus célébre.théologien de son temps, n’était pas de ces personnages insignifiants qui disparaissent de la scène de ce monde sans qu'on y prenne garde. Et les monastères brabançons avaient des rapports trop fréquents avec l’université de Paris, pour ignorer le destin de son illustre chef.
Quant à traiter Gerson de ci-devant chancelier, d'ex-chancelier, au cours de ses onze années d’exil, nul ne s’y est aventuré. L'Uni- versité elle-même, dont tous les bons éléments étaient partis, à la suite de Gerson, et où il ñe restait plus que des créatures des ennemis de la France, n'a jamais osé, quelle que fût sa haine pour son chancelier, lui contester son titre, ni les prérogatives y attachées. Elle dut se borner à nommer, à diverses reprises, des suppléants
(x) Analecta Bollandiana, t, IV, p. 287.
CE QUI RESTE DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. 73
chargés de remplacer Gerson en son absence, — « Ex-chancelier de Paris ! » cette injure stupide et brutale, devant laquelle les ennemis les plus féroces du grand Français ont reculé, Pomerius la lui aurait jetée à la tête, et cela précisément dans un passage où il parle de lui avec une déférence extréme, et immédiatement après l'avoir traité de gloriosus doctor sacrae paginae !
— Le livre de Pomerius est donc nécessairement postérieur au 12 juillet 4429, date du décès de Gerson (1).
D'autre part, sa rédaction doit avoir été accomplie, ou tout au moins entamée, da vivant des deux religieux dont Pomerius se réclame, et qui moururent à deux mois d'intervalle, Schoonhoven le 22 janvier 1452, et Jean Pistoris (Beckers, de Becker), dit de Hoey- laert, le 46 mars suivant (2).
On peut ième préciser davantage. Le livre a été écrit alors que Pomerius était prieur de Vauvert (1431-1452) :
L'auteur s'intitule dans le prologue : Et ego, MINIMUS FRATER Viridis Vallis (3)... — Cette expression d'humilité conventionnelle, emplayée, en parlant de lui-même, par un moine médiéval, désigne a peu près invariablement le supérieur ou l’un des chefs, l’un des « prélats », de la communauté. Elle équivaut à ceci : « Moi qui suis à la tête de mes frères, de par la dignité dont je suis revêtu, mais en réalité le moindre d’eux tous, de par le mérite. » l.’antithèse est neltement exprimée dans le prologue de la Vie de sainte Lutgarde, où Thomas de Cantimpré, alors sous-prieur des Frères-Prècheurs de Louvain, se qualifie Frater officio supprior, sed Fratrum Predica- lorum MINIMUS (4).
Les simples religieux, au moyen âge, préfèrent recourir à d’autres clichés : monachus inutil's, monachorum peripsema, etc.
Les monastères windesheimites avaient deux « prélats s à leur tête, le prieur et le sous-prieur. Uten Bogacrde n’a jamais été sous- prieur de Vauvert, C’est donc bien quand il était prieur de ce
(1) Comment se fait-il alors que 1e chapitre XIX de la Vie de Ruysbroeck parle, comme d’un personnage vivant, de messire Englcbert II de la Marck, mort à Lié:re le 8 mars 1422 ? — C'est que ce chapitre est extrait littérale- ment de la Vic primitive, écrite par Schoonhoven. On y retrouve le style du Sous-pricur et jusqu’à l’une de ses expressions favorites : in schôla Jesu Christi. 1 est très heureux, d’ailleurs, que cette objection ait été soulevéc. Sans elle, le travail actuel n'aurait jamais vu le jour, et personne, peut-être, ne se serait douté que le livre de Pomerius recèle une partie importante de l’œuvre de son prédécesseur.
(2) Analecta Bollandiana, t. IV, pp. 265, note 1 et 264, note 3.
(3) Ibid. p. 264.
(4) Acta Sanctorum Junit, t. III, p. 234.
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couvent (1431-1432), qu'il a écrit sa biographie de Ruysbroeck.
Ce priorat d'un peu plus d’un an a été aussi agité qu'il fut bref. Cela explique des choses dont il sera parlé plus loin et qui, autre- ment, demeureraient incompréhensibles.
— À la suite de quelles circonstances la deuxième Vie de Ruys- broeck at-elle vu le jour ?
Pomerius ne s’est pas attelé de lui-même à cette besogne. Il déclare, toujours dans le prologue, qu’elle lui a été imposée par son supérieur : Tandem viCTUs OBEDIENTIA, huic opusculo manum apposui, eo libentius, quo securius idipsum (quippe non motu proprio, sed SUPERIORIS MEL JUBENTIS ARBITRIO) sum aggressus (1).
Ce supérieur est évidemment le prieur de Windesheiw, chef de la congrégation de ce nom.
Pourquoi cet ordre ? ;
Le passage suivant de Busch montre le cas que l’on faisait à Windesheim des écrits mystiques de Ruysbroeck, et plus encore de ceux de Jean de Leeuw, le Bon Cuisinier :
°
In hoc primo monasterio Viridis Vallis duo fuerunt magna eccliesiae Deiluminaria spirilu sapientiae et intellectus illustrata, videlicet dominus Johannes Rusbroec prior ibidem.. Aller ejus cocus fuit, qui in omni sua oeCupaliong altioris dicebalur contemplalionis quam iste prior suns, prout libri teutonicales ab ipso editi lexentibus manifestant. De his duobus devotis viris tractatum composuit frater Johannes de Scoenhovia, qui sub hoc priore novicius fuerat ibidem investitus (2).
Cette citation nous apprend aussi que Schoonhoven n'avait pas écrit la Vie de Ruysbroeck seulement, mais encorc celle de Jean de Leeuw, et qu'il avait réuni ces deux biographies en un même traité.
On possédait, très vraisemblablement, une copie de cet ouvrage, à Windesheim, 11 parut insuffisant, en l’an de gräce 1451, au prieur de ce monastère, Guillaume Vornken. Le Bon Cuisinier et Ruvsbrocck étaient morts en odeur de sainteté, longtemps aupa- ravant. Vraisemblablement, la piété populaire leur attribuait plu- sieurs miracles. Or, le‘livre de Schoonhoven n’en relatait pas, ou si peu que rien. Leurs biographies n’étaient donc pas semblables aux Vies de saints. De plus, elles étaient très incomplètes ; ce n'étaient même pas des Vies, c'étaient deux panégyriques, sans plus. Et puis, Schoonhoven avait esquivé, dans ce traité, la question délicate de la fondation du monastère de Vauvert, ce couvent que la congrégation
(1) Analecta Bollandiana, t. IV, pp. 263-264. (2) JEAN Buscu, Chronicon Windeshemense, Ed, GRUBE, Halle, 1886, p. 353.
CE QUI RESTE DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. 75
de Windesheiïn considérait, plus ou moins, comme son berceau. Le prieur en chef désirait être éclairé à ce sujet, sans se douter que c'était mettre les vauvertins dans l'alternative de trahir la vérité ou de réveiller le souvenir à peu près effacé de faits très mortifiants pour leur amour-propre.
Cette susceptibilité, au reste, lui eût paru enfantine. Lui-même, Guillaume Vornken, a raconté avec une belle franchise, dans son récit des origines du monastère de Windesheim (1), comment et pourquoi cette maison-mère de l'Ordre avait été fondée par les Frères de la Vie Commune.
Jean de Schoonhoven était trop âgé, en 1431, pour reprendre son traité et le compléter. Il devait mourir, d’ailleurs, quelques mois plus tard. Voraken ne crut pouvoir mieux faire que de confier cette tâche au prieur de Vauvert nouvellement élu, Henri Uten Bogaerde, dont on lui avait dit, sans doute, le plus grand bien.
Ce fut un choix déplorable. I eût fallu un narrateur honnète et consciencieux. Hélas! on ne trouva qu’un très médiocre hagiographe.
Quand Pomerius dut se mettre ainsi à l’œuvre, sur l’ordre de son supérieur général, il y avait cinquante ans que Ruysbroeck était mort, quasi nonagénaire. La légende avait eu tout le temps de se glisser dans son histoire.
Cette légende, Pomerius lui a fait bon accueil. Le titre qu'il a donné à la biographie nouvelle du premier prieur de Vauvert, De Vita et minacuuis fratris Johannis Ruusbroec, devoti et primi prioris Viridiscallis (2), est assez significatif. En bon hagiographe, Pome- rins a eu soin, en effet, d'enrichir cet ouvrage, ainsi que ses Origines de Vauvert, de prodiges ignorés ou dédaignés par son devancier, et ce merveilleux est parfois ridicule (3).
J'ai dit plus haut mon «sentiment sur la véridicité de Schoon- hoven. Que faut-il penser de celle de Pomerius ?
J'en ai l'opinion la plus fà“heuse, ayant surpris cet auteur, à deux reprises, en flagrant délit de mensonge, dans son récit de la fondation du monastère. J’ai exposé cela tout au long, en 1914 (4). Je me bornerai à en dire ici quelques mots :
(1) Imprimé dans J. G. R. Acquoy, Het klooster te Windesheim en zijn inrloed, Utrecht, 1875-1880, t. LI, pp. 235-255.
(2) Analecta Bollandiana, t. IV, p. 283.
(3) Voir mon étude précitée. (Revue belge d'histoire, t. 1, pp. 113-114.) — Parmi ces histoires, il y en a une pourtant, celle du crapaud diabolique, que Pomerius a extraite littéralement de Schoonhoven. J'en reparlerai plus loin.
(4) Ibid. pp. 138-147.
76 PAUL O’SHERIDAN.
1° Pomerius déclare que Francon de Coudenberg et ses associés se sont faits religieux, le 10 mars 1350, à la suite d’une lettre où le prieur de Saint-Victor de Paris leur reprochait de vivre ensemble, en habits de prètres séculiers — et cette lettre, dont j'ai déjà parlé, a été écrite le 41 avril 1366 — ils étaient alors chanoines augustins depuis seize ans — pour leur reprocher da formule défectueuse de leur profession !
2°” Pomerius prétend aussi que ce qui a surtout déterminé les reclus de Vauvert à prendre le froc, c’est le désir d’obtenir l'amor-
tissement de leurs biens temporels — et ils jouissaient de ce privilège depuis sept ans déjà, dès leur départ pour la forêt de Soignes !
Et qu’on ne vienne pas dire que Pomerius peut avoir péché par ignorance ou par négligence. Tout son récit de la fondation montre, au contraire, qu'il a dépouillé avec le plus grand soin les archives de son monastère, où les faits qu’il allègue étaient nettement démentis. L’excuse est donc pitoyable. Et il n’y a mème pas moyen de l’invoquer pour la lettre du prieur de Saint- Victor, dont Pomerius altère la date et travestit complètement le contenu, car cette lettre, il déclare l’avoir lue : Cujus super hoc eis missam LEGI PERSONALITER longam epistolam (1). |
Sur quoi, avec la franchise brutale que je tiens de ma race irlan- daise, j’ai exprimé, en deux mots énergiques, mon opinion sur la véracité de Pomerius (2).
On me dira que bien d’autres hagiographes ne sont pas précisé- ment des modéles de franchise ; qu’il en est beaucoup qui, par la multiplicité de leurs altérations volontaires de la vérité, ont péché tout autant que Pomerius, et davantage encore, contre le huitième commandement. Et je n’y contredis pas. Je constate seulement qu’on a eu tort de considérer, pendant si longtemps, comme un chroni- queur sérieux, un écrivain qui n'est, je le répète, qu’un mauvais hagiographe.
Je lui accorde volontiers, du reste, pour cette question des origines, le bénéfice des circonstances atténuantes, très atténuantes mème. |
L'une des raisons qui expliquent le mutisme de Schoonhoven sur ce point n'existait plus, il est vrai, au moment où Pomerius a entrepris sa rédaction. Depuis le concile de Constance, et de par la condamnation de Mathieu Grabow, l'essai infructueux de 1343-1350
(1) Analecta Bollandiana, t. IV, p. 278. (2) Revue belge d'histoire, t. I, p. 117.
CE QUI RESTE DE LA PLUS ANCIENNE VIE DE RUYSBROECK. ‘7
était pleinement réhabilité. Pomerius pouvait le raconter franche- ment, sans danger aucun pour la réputation de Ruysbroeck.
Mais l’autre raison, la crainte de froisser l’amour-propre des vauverlins, n'avait rien perdu de sa force. Le nouveau prieur de Vauvert n’était pas un saint, lui non plus ; il était même très loin d'en être un. Pouvait-on s'attendre, dès lors, à ce que sa narration de la fondation du couvent füt véridique ?
Je dois, néanmoins, faire une observation à ce sujet :
Pomerius écrit avant tout, il le déclare dans son prologue, pour exalter les mérites de son prédécesseur (1).
Or ce qui, d’après lui, a poussé, plus que tout le Feu: Ruys- broeck et ses compaguons à prendre l’habit et la règle des chanoines de saint Augustin, ce ne sont point des considérations d'ordre élevé, le désir de mener une vie plus parfaite (plus parfaite, bien entendu, au puiut de vue de l’idéal monastique, qui était celui de Pomerius), mais de vulgaires mobiles d’intérèt matériel, l'espoir de voir cou- rertir leurs propriétés en biens de mnain-morte et de jouir pleine- ment, ainsi, des iminunités ecclésiastiques (2). L'ancien ermitage, en devenant un monastère, serait soustrait au pouvoir civil, et les veneurs ducaux ue pourraient plus s'y installer avec leur meute, comme ils le faisaient à tout bout de champ (3).
Et quelle inaladroite invention aussi que cette fausse lettre du prieur de Saint-Victor ! Dans cette prétendue missive, Pierre de Saulx, le prieur en question, gourmandait, et pas peu, dit Pome- nus, les reclus de Vauvert, parce qu'ils habitaient en commun depuis plusieurs années, en tenue de prêtres séculiers, menant ainsi un genre de vie insolite et que l’Église n'avait jamais approuvé (4). — Le lecteur ne saisit pas très bien, mais doit se dire que la conduite de Ruysbroeck et de ses compagnons n'était peut-être pas à l'abri de tout reproche, puisque Pomerius ne proteste pas contre celte leltre et déclare, un peu plus loin, que les
(1) « Deinceps ad vitam et mores laudabiles devotissimi in Christo JoHAN- NIS RUUSBROECS, primi prioris Viridisvallis, pro cujus amore et reverentia Principaliter coepi praesens opusculum, ad Dei gloriam et ejus memoriam intendo aliquantulum immorari. » (Analecta Bollandiana, t. IV, p. 265.)
(2) « Quibus concorditer visum est quod talis vivendi eorum modus non possit esse stabilis, nisi habitum alicujus probatae religionis assumerent, ut sic, bonis suis temporalibus sublatis dominio temporali per debitam amortiza- lionem, ipsi piene statutis et libertatibus Ecclesiae munirentur et stabili- rentur. » (Ibid. p. 278.)
(3) Ib. ib.
(4) Ib. pp. 277-278.
78 PAUL O’SHERiDAN.
reclus ont fini par revêtir l’habit des chanoines réguliers, ainsi que le prieur de Saint-Victor les y avait exhortés (1).
Les deux mensonges que j'ai relevés sont donc peu intelligents. Ils sont, de plus, inutiles. Pomerius pouvait parfaitement se dis- penser de les écrire sans trahir le secret qu’il désirait garder. Et son récit des origines de Vauvert n’y eût rien perdu.
Ce sont là, sans doute, fautes légères. — Mais quelle confiance peut-on avoir en un auteur qu’on surprend ainsi, par deux fois, à mentir, et à mentir sans nécessité aucune ? (A suivre.)
Pauz O’SHERIDAN
(1x) « Et juxta exhortationem praefati prioris de Sancto Victore assumpto habitu Canonicorum Regularium.. » (Analecta Bollandiana, t. IV, p. 278.)
NOTES ET MÉLANGES.
I. — SAINT AUGUSTIN SAVAIT-IL LE GREC ?
Au commencement du troisième siècle, en Afrique, comme en Italie et en Gaule, le grec était d’un usage presque aussi courant que le latin, il jouissait même d’une certaine prétilection dans les milieux cultivés. Tertullien hésita quelque temps pour savuir dans laquelle de ces deux langues il composerait ses ouvrages. Il finit par opter pour le latin, ce qui prouve déjà que le grec perdait du terrain, principalement parmi le peuple (1).
Un siècle et demi plus tard, la situation est complètement changée. L'Occident compte encore de bons hellénistes, par exemple, Lac- tance, mais ils deviennent des exceptions. Le grec s’enseigne encore dans les écoles, mais il est déjà considéré comme une langue étran- gère. Au cours du poème où il chante ses anciens professeurs de Bordeaux, Ausone se demande s’il doit mentionner les grammairiens grecs. Ils ont travaillé beaucoup, mais pour n'obtenir qu’un maigre résultat (2). |
C'est dans de tellés conditions que saint Augustin étudia le grec, quand il était enfant, d’abord chez le primus mugister de Thagaste, puis auprès du grammairien de Madaure. En somme, il l’apprit fort péniblement et très mal, il le détestait : « graecam grammaticam ode- ram ». Voilà ce qui explique pourquoi lui, si passionné pour l’Enéide
de Virgile, n'avait que dégoût pour les poèmes d'Homère : « videlicet difficultas, difficultas omnino ediscendae linguae peregrinae quasi felle aspergebat omnes suavilates graecas fabulosarum narrationum ». Le latin, au contraire, il le possédait parfaitement, et de plus, il l'avait appris dans toute la spontanéité de son cœur, au milieu des caresses de sa nourrice ou de sa mère, loin des férules du terrible magister (3).
Au livre VII des Confessions, saint Augustin nous apprend que, vers l’âge de trente ans, lors de son séjour à Rome, il lut certaias livres platoniciens dans une traduction latine. Au livre suivant, nous sommes renseignés sur le nom de l’auteur. C'était le célèbre rhéteur Victori- aus : « doctissimus senex et omnium liberalium doctrinarum peritissi- mus quique philosophorum tam multa legerat et dijudicaverat, doctor
(x) Cfr P. Monceaux, Les Africains p. 81-84. L'auteur a repris la question dans son bel ouvrage Histoire littéraire de l'Afrique chrétienne, t. 1, p. 51-52. Paris, Leroux, 1901. Il conclut : « Les Églises d'Afrique employaient alors simultanément les deux idiomes, avec une certaine préférence des clercs pour le grec, des fidèles pour le latin. »
(2) « Sedulum cunctis studium docendi :
Fructus exilis, tenuisque sermo.. »
Commemoratio Professorum burdigalensium, vin, 5. (5) Confessiones, 1, 23.
80 NOTES ET MILANCGES.
tot nobilium senatorum, qui etiam ob insigne praeclari magisterii.… statuam romano foro meruerat et acceperat » (1). Africain d’origine, Victorinus n’était pas encore chrétien quand il fit ces traductions qui ont été perdues. Converti dans la suite, il renonça, sous le règne de Julien, à sa chaire de professeur d'éloquence plutôt que d’apostasier. Il composa des traités de théologie qui, dit-on, auraient influé sur les doctrines de l’évêque d'Hippone (2). En tout cas, Augustin lui dut de faire connaissance avec Les néo-platoniciens qui eurent une si grande part dans son évolution intellectuelle. Car, quoi qu'en ait dit Harnack, il eut été alors bien incapable de les lire dans le texte grec (3). Aux réunions studieuses de Cassiciacum, ni le maiïtre ni les élèves ne semblent s'être préoccupés de l’étude du grec. Augustin reprocbe un jour à Licentius de chanter des vers grecs qu’il ne comprend pas, sans se mettre en peine de les lui expliquer (4).
ÏJ1 n'est pas hors de propos de rappeler dans quelles circonstances Augustin entra parmi les clercs d’'Hippone. L'évêque de l'endroit, Valérius, grec d'origine et connaissant mal le latin, cherchait à se procurer un prêtre qui pourrait prêcher à sa place. Augustin, de passage à Hippone, parut l’homme de la situation et fut choisi aux acclamations du peuple (5). De 391 à 3%, il allait vivre avec Valérius, d'abord comme prêtre prédicateur, puis comme évêque coadjuteur. Malgré son peu de loisirs, il dut protiter de la compagnie du vieil évêque qui lestimait et qui l'aimait, pour se perfectionner dans la langue grecque. | . Au cours de la longue controverse pour savoir où était la véritable Eglise en Afrique, l'évêque donatiste Petilien avait attiré l'attention sur le sens étymologique de Catholica. Augustin avoue d'abord modes- tement son incompétence : « Ego quidem yraecae linguae perparum asse- culus sum, el prope nihil ». Gardons-nous cependant de prendre cet aveu au pied de la lettre. Il avait surtout pour effet de préparer et de rendre plus vive la réponse qui suit : « Non tamen impudenter dico, me nosse 007, non esse unum, sed totum; et xx/'6A0v, secundum totum... Ecce unde Catholica vocatur ». Un peu plus loin il invite son contradicteur à lire le Psaume 1 en grec, ce qui suppose évidemment que lui-même avait pu le faire (6).
Traiïtant de l'interprétation des Écritures, Augustin énonce une règle générale que Tertullien avait déjà posée deux siècles auparavant.
(x) Zbid., VIE, 13 et VIII, 14.
(2) Dr Gore, dans le Dictionary of Christian Biography, art. Victorinus.
(3) « An ihm hat sich Augustin in der entscheidenden Epoche seiner Lebens gebildet, und obgleich er Griechisch genug verstand, um neuplato- nische Schriften zu lesen, so ist er doch ganz wesentlich durch Victorinus eingeführt worden. » Dogmengeschichte, t. IX, p. 30. Fribourg-Brisgau, 1894.
(4) C. Aead., 7.
(5) Possiprus, Vita s. Augustini, V.
(6) C. Litt. Petil., I, gx et 108.
SAINT AUGUSTIN SAVAIT-IL LE GREC ? 8i
Lorsque les versions latines ne s'accordent pas, il faut recourir aux Septante pour l'Ancien Testament. Et quant aux livres du Nouveau Testament, il faut les contrôler sur les textes grecs Les plus savants et les plus autorisés (1). Et nous le voyons fréquemment pratiquer cette méthode ; en particulier dans ses brèves observations sur les premiers livres de 1a Bible (2).
Au cours d’un sermon contre les jurements, il a trouvé une amphi- bologie dans le texte de saint Paul, 1 Cor. XV, 31 : « Quotidie morior, per vestram gloriam, fratres, quam habeo in Christo Jesu Domino nostro ». Il n'a pas craint de recourir au grec devant son peuple, pour montrer que l'expression « per vestram gloriam, » est une manière de jurer. Et il ajoute : « quotidie auditis Graecos, et qui graece nostis, Nx Toy 6eoy : quando dicit, NA rov Gecy, juratio est, Per Deum » (3). Donc, il n’était pas rare d’entendre parler grec dans la région d’'Hip- pone.
Vers l’année 39%, l’évêque d’Hippone écrit à Jérôme, en son nom propre et au nom de ses collègues d'Afrique, le priant de traduire en latin les ouvrages des Pères grecs, en particulier ceux de l’un d’entre eux, probablement Origène. « Petimus ergo, et nobiscum petit omnis africanarum Ecclesiarum studiosa societas, ut interpretandis eorum libris, qui graece Scripturas nostras quam optime tractaverunt, curam atque operam impendere non graveris » (4). Un contact plus direct avec les écrivains ecclésiastiques de l'Orient lui eût été d'un précieux secours pendant qu’il composait le De Trinilate. Au début du troisième livre, il se range au nombre de ceux qui ne peuvent utiliser que fort
(1) De doctr. christ., II, 22. Pour Tertullien, cfr Ady. Marc., IL, 19.
(2) Locutiones in Heptateuchum. MiGne, PL,t. XAXIV, col. 468, 501, 526 etc.
(3) Serm., 180, 5 et cfr Epist., 157, 40. Dans le Serm. 167, 4, il cite un pro- verbe punique et dit : « latine vobis dicam quia punice non omnes nostis, » Apulée croyait devoir mépriser cet idiome comme une chose barbare et indigne d’un homme cultivé. Cîfr Apologia, 63. L'évéque d'Hippone reproche vivement au grammairien de Madaure, Maximus, un semblable mépris. « Quae lngua si improbatur abs te, nega Punicis libris, ut a viris doctissimis proditur, multa sapienter esse mandata memoriae. Paeniteat te certe ibi natum, ubi hujus linguae incunabula recalent. » Epist., 17, 2. Quant à lui, il ne craint pas d'afficher le peu qu’il savait de cette langue, il aime à la rapprocher de l’'hébreu. Voy. Lerm., 113, 2, Locution. in Heptat. MicGxe, t. XX XIV, col. 488. Et comme les fidèles de certaines parties de la Numidie ne comprennent que le punique, il se préoccupe de leur procurer des prêtres et des évéques capables de les entendre. Cfr ÆEpist., 84, 2 et 219, 3. A ce titre, il mérite la sympathie de nos « régionalistes ». Il semble ressortir du texte suivant qu’il ignorait totalement l’hébreu, qu'il en connaissait quelques mots, uniquement par oui dire : « Sane dicitur, in hebraea locutione omnem aquarum congregationem, sive salsarum sive dulcium, mare appellari. » De Gen. c. Manickh, I, 18.
(4) Epist., 28, 2.
REVUE D'HISTOIRE ECCLÉSIASTIQUE, XXI, 6
& NOTES ET MÉLANGES,
difficilement les ouvrages grecs traitant de la question. « Graece autem linguae non sit nobis tantus habitus, ut talium rerum libris legendis et intelligendis ullo modo reperiamur idonei » (1).
En 408, Augustin félicite et remercie Jérôme d’avoir traduit les Évangiles directement sur le texte grec. Il ajoute d’ailleurs qu'il a pu lui-même contrôler la version et constater son exactitude. « Proinde non parvas Deo gratias agimus de opere tuo, quo Evangelium ex graeco interpretatus es, quia pene in omnibus nulla offensio est, cum Scripturam graecam contulerimus » (2).
Dans ia controverse pélagienne, nous voyons Augustin invoquer le témoignage de Jean de Constantinople en faveur du péché originel et du baptême des enfants. Il reproduit le texte grec et le traduit direc- tement en latin (3). Trois passages du De Civilale Dei montrent que l’auteur a eu sous les yeux deux ouvrages de Platon, le Phédon et le Timée, dont il n'existait pas encore de traduction latine (4).
Une lettre de saint Augustin prouve péremptoirement qu'il était incapable de s'exprimer en grec. Elle est rédigée en 416 et adressée à Jean, évêque de Jérusalem pour le mettre en garde contre les four- beries de Péiage, alors sous sa protection. Dans cet écrit, il se montre très embarrassé, il craint d’offenser ce prélat déjà indisposé par le zèle intempestif du prêtre espagnol, Orosius. &« Quid pluribus agam apud sanctitatem vestram ? Quandoquidem me onerosum sentio, maxime quia per interpretem audis litteras meas » (3). Si cette lettre n’a pas été écrite en grec, c'est que l’auteur en était totalement incapable.
Cette enquête poursuivie à travers les œuvres de saint Augustin nous permet, semble-t-il, de répondre à la question posée, de dire dans quelle mesure il connaissait le grec. Elle nous permet aussi d'apprécier les principales solutions qui ont été données jusqu'ici au problème.
Comme il fallait s'y attendre, il y a des opinions extrêmes qui ont été soutenues, mais que les documents historiques viennent contredire. Nous avons déjà donné tort à Harnack quand il attribuait au jeune Augustin une connaissance du grec suffisante pour lire dans l'original les ouvrages platoniciens. Hans Becker, dans une thèse passablement inexacte sur d’autres points, exagère également quand il déclare Augustin familier, (vertraulich), avec la langue grecque, et cela, avant l'année 400 (5).
D'autres auteurs sont tombés dans l'excès opposé. Langens soutenait en 1879, dans son livre sur saint Jean Damascène, que saint Augus- tin avait été, en Occident, le premier écrivain ecclésiastique indépen- dant, à cause précisément de son ignorance du grec. « Die littera- rischen Schätze des Morgenlandes waren ihm unzugänglich wegen
(x) De Trin., IL, x.
(2) Epist., 74, 6.
(3) C. Jul., I, 22 et 26.
(4) De Civ. Dei, XI, 20, X, 30 et 31.
(5) Augustin. Studien qu seiner geistigen Entwicklung. Leipzig,
SAINT AUGUSTIN SAŸVAIT-IL LE GREC ? 83
seines Mangels an Sprachkentnissen » (1). Grandgeorge écrivait dans le même sens en 1896, et encore d’une manière plus absolue. « Saint Augustin ignorait la langue grecque » (2). Nourrisson, lui aussi, exagère un peu, quand il conclut à la suite d’une enquête assez pro- longée : « Saint Augustin ne sut jamais assez le grec pour lire les textes originaux de cette langue » (3). |
La vérité paraît bien être dans un juste milieu entre les deux extrêmes, et c’est là que nombre d'auteurs s'entendent pour la placer. Les ouvrages grecs n'étaient pas totalement inaccessibles à saint Augustin ; toutefois il y pénétrait difficilement et par suite ne put jamais les connaître à fond. Le P. Portalié a bien raison d'écrire, sur- tout en songeant aux auteurs profanes : «Augustin lisait peu le grec» (4).
L'évèque d’Hippone, si familier avec l’'Ecriture sainte, était heureux de travailler sur un texte latin autorisé, mais il recourait souvent aux Septante, il consultait au besoin le grec du Nouveau Testament. « IL me semble, écrivait Mgr Douais, qu'on ne s'éloigne pas de la vérité en disant qu’il était en état de comprendre et de traduire les Septante » (5). W. Montgomery parle de même dans son ouvrage récent sur saint Augustin : « Though he never acquired the power of reading greek authors with ease, he know his way about quite well in the New Testament and Septuagent » (6).
La conclusion que semble comporter l'enquête qui précède se trouve exprimée par Hermann Reuter, dans les belles et fortes études qu’il a consacrées à saint Augustin. « Er war jedenfalls imstande, nicht bloss Wôürter, sondern auch ganze Sützen zu verstehen, wenn auch aicht ohne Anstrengung, nicht ohne in Irrungen zu geraten, nicht ohne Aufwand von Zeit » (7). En somme, le grec demeura toujours pour saint Augustin, comme il le dit lui-même, « peregrina lingua », une langue étrangère. Il montre qu'il le connait un peu, et regrette de ne point le savoir davantage. Un texte grec ne lui était pas complètement fermé ; mais, y pour entrer, il lui fallait du temps et des efforts, et il risquait de commettre des erreurs (8). Peut-être eût-il gagné à mieux connaître sur certains points de doctrine les traditions de l'Eglise
orientale. P. GuiLLoux.
(x) Johannes von Damascus, p. 3. Gotha.
(2) Saint Augustin et le néo-platonisme, p. 50.
(3) La Philosophie de saint Augustin, I1, p. 94. Paris, 1865.
(4) Dictionnaire de théol. cath., art. Augustin, t. I, col. 2325,
(s) Revue biblique, t. IUT, p. 354.
(6) St-Augustine. Aspects of his Life and Thought, p. 192. Londres, 1914. Cunningham avait soutenu la même position, dans son bel ouvrage : s. Augus- tin and his place in the history of christian thought. Londres, 1886. Excursus C. Knowledge of greek.
(7) Augustinische Studien, p. 179. Gotha, 1887.
(8) ReuTer, op. cit., p. 179, en relève quelques-unes. N'oublions pas que s. Augustin n'avait point à sa disposition nos dictionnaires et nos encycloe
pedies perfectionnés.
84 NOTES ET MÉLANGES.
I. — oMnla CADUNT !
La vogue du chronogramme, qui exprime une date par les lettres numérales d’un mot où d’une phrase concise, remonte à l'époque de l’humanisme. Ce fut surtout en Allemagne, en Hollande et en Belgique qu’on se complut à ce jeu intellectuel, non encore passé de mode aujourd'hui, quand il s’agit de rappeler la fondation d’un édifice ou le souvenir de quelqu'événement.
Certains chronogrammes sont célèbres à l’égal de mots fameux attribués à de grands personnages. Mais il arrive que la tradition populaire, si prompte à mêler la légende à l’histoire, leur trouve une interprétation fantaisiste ou leur donne comme auteur un personnage en vue qui ne les a pas trouvés.
C'est le cas en Belgique pour le chronogramme fort connu de l’année 1606, qui aurait été composé par le grand humaniste Juste Lipse, en souvenir de l’écroulement des tours de la collégiale Saint-Pierre à Louvain. Une gravure exécutée par J. Harrewijn (1) porte les mots Omnia cadunt, inscrits sur une bandefole, au-dessus du monument (2). Le graveur a voulu signifier que l’événement auquel il fait allusion se serait passé en 1606, car il donne un relief spécial aux lettres numérales de l'inscription. Lorsque l’uistorien du diocèse de Malines VAN GEs- TL (3) reprit la gravure, il commenta le chronogramme. Il rappelle, d’après lui, deux événements néfastes survenus en 1606 : la chute des tours de l'église Saint-Pierre à Louvain et la mort de Juste Lipse.
L'interprétation ne manqua pas de faire fortune. Pour autant qu'elle concerne les tours, elle reparaît notamment dans une chronique du xvi11° siècle (4) : les tours se seraient écroulées, nous apprend celle-ci, en partie en 1570, puis encore en 1578, puis, d'une manière plus radi- cale, en 1606, conformément à la date fournie par le chronogramme.
Jusqu'à présent il n’est guère question de l’auteur de celui-ci. Ce sont surtout les historiens du x1x° siécle qui l'ont attribué à Juste Lipse. Ainsi Vierset-Godin (5) le cite à propos de la collégiale Notre-Dame à Huy. Le 27 mars 1606 une tempête renversa quatre tourelles du clocher de cette église. C'est, dit l’auteur, à la suite de cet accident que le chronogramme « attribué » à Juste Lipse aurait été composé. Il a cependant soin d'ajouter que la tempête causa également des dégats à Liége et à Louvain.
A son tour l'historien de Louvain E. Van Even attribue le chrono-
(x) Né en 1662.
(2) J. Leroy, Le grand théâtre sacré du duché de Brabant, t. 1, p.99. La Haye, 1734; Les Délices des Pays-Bas, t. I, p. 170. Bruxelles, 1743.
(3) Historia sacra et profana archiepiscopatus Mechliniensis, t. I, p. 149 et suiv. La Haye, 1725.
(4) Voir Lovensche S. Lucasgilde, p. 21.